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de Julie Portalis
, sélection décembre 2004
de France, Provence. Elle se présente à
vous.
Tu écrases consciencieusement ta cigarette sur le rebord de
la fenêtre.
Fenêtre, dernière fenêtre de l'immeuble, qui s'ouvre
sur Pau. Cinq étages, que je monte toujours très vite au début.
J'arrive chez toi essoufflée. Tout le temps. Une habitude, mais pas
celle qu'on chasse avec un grand coup de pied, non. Celle là je la
garde. Quand je viens, je traverse toujours ta rue sans regarder. Je regarde
la troisième fenêtre du cinquième étage, pour
voir si tu guettes la ville. Je regarde la troisième fenêtre
du cinquième étage pour te voir, une première fois. L'été,
elle est toujours grande ouverte si j'arrive en début de soirée.
Parfois, les rideaux sont fermés et mon coeur se serre à chaque
fois. Je t'imagine déjà assis en tailleur contre le mur, dans
le noir, le cendrier débordant à côté de toi.
Il t'arrive de ne pas ouvrir, même quand je te dis que c'est moi. J'attends
un peu, et puis je repars, lassée, descendant les étages sans
faire de bruit. Je traverse sans regarder, parce que je n'ai plus la tête
à faire attention. Je crois qu'en fait, je traverse toujours ta rue
sans regarder.
Aujourd'hui, le petit garçon du premier étage jouait devant
la porte d'entrée, et quand je suis passée il a levé
la tête. Ses yeux m'ont fait penser à toi, un peu, avec cette
malice mélangée on ne sait comment à la tristesse. En
arrivant j'ai vérifié comment ils étaient, les tiens,
d'yeux. Plus foncés, peut-être. Plus vivants.
Mais plus sages que ceux de cet enfant. Parce que justement tu n'en es
plus un. Et moi non plus. En montant les cinq étages, je me suis demandée
à quoi tu pouvais ressembler, gosse. Si tu étais déjà
plus grand que les autres, si... On a jamais parlé de ça,
de notre enfance. J'ai l'impression que ça n'existe plus vraiment.
Que c'est loin, que ça ne nous regarde pas, désormais.
Souvent, j'ai envie de te dire que c'est moche, que ça l'a toujours
été, mais qu'on y peut rien. On pourra rien y changer, même
en hurlant, même en insultant tous ceux qui ont cassé un peu
notre âme. Un cri, c'est inutile. J'aimerais te dire de ne pas oublier
de respirer. C'est important. J'ai jeté la cravate que tu avais dû
acheter l'autre fois, par peur que tu essaies de t'étouffer avec.
J'essaie de ne pas t'imaginer en train de serrer une écharpe le plus
fort possible, mais je n'y arrive pas. Tes yeux devaient être un peu
tristes, finalement, quand tu étais petit. Déjà.
- Raconte-moi ta journée. Ou ton rêve. Comme tu veux.
Tu dis ça doucement, comme si de rien n'était. Je n'arrive
jamais à savoir si la réponse est importante pour toi, parce
que tu dis ça sur un ton neutre, et je ne vois pas tes yeux. Je ne
peux pas voir un sourire dans tes yeux. Pourtant à chaque fois que
tu me demandes, je réponds le mieux possible, en essayant d'ordonner
ma pensée et de ne pas mélanger les mots. J'ai toujours envie
que ça fasse un récit un peu joli, seulement je crois que ça
ne change pas, c'est toujours des pensées en fouillis.
Aujourd'hui ' Comme toutes les journées d'été. J'ai
dormi longtemps, ou plutôt somnolé, parce que la lumière
m'a réveillée, tu sais, j'oublie toujours de fermer les rideaux
le soir, et ça n'a pas d'importance parce que j'aime la lumière
du matin dans les draps, c'est agréable, ça réchauffe,
ça fait un réveil doux, il faut plisser les yeux, et on se
rendort avec le soleil qui tape sur la joue. Ce matin, après, j'ai
eu envie de sauter par la fenêtre, pour voir, alors j'ai regardé
longtemps les voitures en bas, j'ai essayé d'inventer des vies aux
passants pour m'occuper, assise sur le rebord de la fenêtre, puis j'ai
voulu m'imaginer écrasée par terre, entre ces gens qui auraient
été horrifiés. Ca m'a fait peur, j'ai refermé
la fenêtre. Il était déjà quinze heures, tu sais,
les journées ne sont pas très longues. Je suis sortie avec Yann,
on est allé au parc, il avait envie de s'allonger dans l'herbe, il
a toujours des idées étranges, mais ça m'amuse, alors
j'ai cédé et on est sortis. Il n'y avait personne, il faisait
trop chaud pour sortir, mais on s'en moquait, de la chaleur, on a marché
pieds nus, il voulait savoir ce que ça faisait de marcher sans ses
sandales sur le goudron. Maman a un peu crié de l'état de nos
pieds, surtout qu'on a couru dans l'herbe ensuite, mais elle crie toujours,
c'est un peu habituel maintenant. En rentrant, un monsieur a souri de nous
voir avec de l'herbe dans les cheveux, nos chaussures à la main, et
Yann m'a serré la main en me disant que ma robe était trop courte
et qu'il regardait mes jambes.
- Chloé
- Je... Je me souviens plus de mon rêve.
Je t'avais oublié, tu sais, j'avais oublié que j'étais
chez toi, là haut, au cinquième étage, j'avais oublié
ton visage et tes gestes quand tu écrases ta clope, j'avais oublié
l'inclinaison de ton corps sur la fenêtre pendant un instant. C'est
simple d'oublier ce qu'il y a autour de soi, finalement, plus que de s'en
rapprocher, parfois. Je t'avais oublié, toi, toi et tout ça,
toi et l'été. J'avais même oublié nos rires et
nos frissons. Ce ne sont plus que des bribes, plus que des sensations anciennes.
J'ai oublié.
J'ai oublié. Ce ne sont plus que des particules avortées.
Des fantômes détruits à force de serrer trop fort ta
main. Quand tu étais gosse en fait, tes yeux devaient déjà
être tristes, et décorés d'ecchymoses, de ces bleus violets
qui se collent à la peau. Ton corps d'enfant devait avoir les marques
des mains, les marques des coups, et ta tête aussi, elle a tout absorbé,
toutes les paroles. A en vomir. Sur un bout de trottoir à quatre
heures du matin, avec la respiration incontrôlable, avec la peur au
bout des doigts. Ce n'était pas une soirée où on boit,
où on baigne dans cette insouciance, porté d'un joint à
un autre. J'étais dehors, assise en tailleur au bout du jardin, contre
les fleurs qu'on écrasait tout le temps quand on s'asseyait là
tous les deux. Tu n'avais dit à personne que la soirée avait
été organisée dans son dos, parce qu'il n'était
pas
là, normalement, et lorsqu'il était rentré, je l'avais
vu te tirer pour que tu ne t'échappes pas, je l'avais vu déchirer
ton bras, j'avais vu ses mains sur ton cou et tes yeux. Je n'ai jamais osé
demandé si tu arrivais à l'appeler papa...
A quatre heure du matin, le jardin était déserté.
Ceux qui n'étaient pas ivres ont raconté aux autres ce qu'il
s'était passé. A quatre heures du matin, tu vomissais sous
un lampadaire à la lumière jaunâtre. J'ai touché
du bout des doigts tes hématomes.
- Tu trouves qu'elle est trop courte, ma robe ?
Tu souris. Un sourire discret, comme si tes lèvres pouvaient craquer.
Tes yeux brillent. Tu allumes une autre cigarette et tu la coinces entre
mes lèvres.
Avant que je ne redescende les cinq étages, j'en veux un vrai,
de sourire. Pour combattre toutes ces plaies que tu as eues sur le visage.
Et puis, ça te va bien, tu sais.
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