Samaël
Steiner, sélection mai 2014
il
se présente à vous
Texte
1. Si j'avais su
Si j'avais su, ma sœur, qu'un volcan peut garder – pour lui
– sa foudre,
si longtemps que des arbres et des herbes peuvent, à nouveau,
pousser sur ses pentes,
si j'avais su qu'une ville peut nous habiter,
avec tant de force que l'on croit, pour finir, y avoir appris la parole,
si j'avais su que le corps de celle ou de celui qu'on aime, est plus
imposant à prendre avec soi
que la Taïga russe,
que ce corps est un soleil nocturne, avec son vent et l'incendie au
fond des yeux,
si j'avais su qu'on a parfois des soifs de Chaman, de chèvres
sèches,
des soifs de montagne,
et qu'il nous vient des bouches de tous les continents,
si j'avais su qu'il faut, chaque syllabe, s'émanciper encore,
si j'avais su que le nom d'étranger désigne celle et
celui qui apportent une nouvelle,
si j'avais su qu'il est si bon de manger – couché sous l'arbre –
les fruits tombés au sol
et de dormir, le ventre plein, aux heures qui blanchissent la roche !
Si j'avais su que l'océan roule sur ses vagues
qu'en plissant les yeux, entre nos cils, on peut y entrevoir, riant
avec les naufragés,
de grands chevaux à vif,
si j'avais su que mes deux yeux voyaient deux mondes ensemble,
si j'avais su que l'écriture est une riposte de la nuit,
pour se donner des yeux pointus
et qu'il existe des hasards beaux comme des lanternes de folie,
si j'avais su que l'amour fou apprend à compter dans d'autres
langues,si j'avais su que nous serions 100 000 à nous battre,
comme des camarades d'un même souffle, avec cette même joie
au bord des yeux,
si j'avais su qu'on en a jamais fini de naître,
qu'il faut apprendre à inventer son corps et à parler
avec ses os,
si j'avais su qu'il existait un poète appelé
Maïakovski,
si j'avais su que sa poésie ferait fleurir les morts qui dorment
dans mes bottes
et que j'en serai changé en forêt murmurante,
si j'avais su qu'il faut changer de sexe,
s'en donner de très grands et d'autres sans emphase,
si j'avais su que les colombes viennent chanter, le matin, quand les
corbeaux se sont tus,
avec l'hiver qui s'en va
et que ce chant accompagne toute la journée !
si j'avais su que l'on pouvait aimer jusqu'à oublier le nombre
de ses doigts,
si j'avais su que les forces vives se téléscopent
là où le mouvement ne s'arrête pas,
si j'avais su qu'arrivé au bord de certains fleuves, je ne
pourrais imaginer l'autre rive,
si j'avais su que les chiffres deviendraient des oiseaux,
le jour où j'aurais compris les mathématiques.
Si j'avais su tout cela, ma sœur, je n'aurais pas eu besoin de vivre.
**
Texte
2. Le vase bleu
Aux rives muettes,
cousues et décousues, maintes fois,
il y a un vase bleu
que le crépuscule salue en faisant miroiter ses oiseaux,
que les rosées de toutes les heures fraîches viennent
humecter.
Au soir, avec la nuit,
quand ce sont les ombres des figuiers qui donnent à
l'obscurité ses forêts de silence,
le rêveur que je suis,
brûlé par la journée vécue,
s'y laisse accueillir,
dru d'abandon,
tous les poils et les cheveux aussi agiles que les moustaches d'un chat.
***
Texte
3. ( paysage )
Dans l’ensemble des
mouvements du
paysage, il y avait une trace vide. Le cortège des corps gris,
empruntant aux roches pleines leur tenue dans le temps, leur
immuabilité, remuait imperceptiblement, mouvement d’avant en
arrière, puis d’arrière en avant, sans que l’on puisse,
jamais, ni distinguer, ni ordonner le rythme.
Deux massifs sortaient avec calme, larges fronts verticaux, que ni la
pluie ni les mousses ne savent habiller. Larges fronts verticaux, murs
gris des vents d’où l’on entend la petite houle, comme la petite
commerçante, repasser, une fois encore, l’œil sur les comptes,
d’où l’on entend sonner le temps, avec la clarté du cri,
d’où l’on entend sa langue maternelle nous reprocher de parler
à voix basse ; tout bruit, alors, gâche le plaisir de se
l’entendre dire.
Le voyageur qui connaît l’œil du lynx, l’archipel des singes
savants et la danse maladroite des chiens de mer, quand ils appellent
les rochers à être camarades ; sait, lorsqu’il croise des
géants, le silence confus qui vient envelopper horizon et
chaussures, comme s’il s’agissait de deux copains de taille
différente, assis à la même enseigne, sur le
même banc d’école.
Rocs au large front, ils étaient deux, comme deux
étrangers, debout dans le paysage,
deux comme deux des autres, naufragés revenus,
ébranlés à jamais, clowns
funambules des cirques de la lune ; deux étrangers dans le
paysage à se moucher avec
leurs mains.
****
Texte 4. (
jour levant )
Quand le jour se lève, avant que la
lumière ne soit pleinement là, ouverte, il y a des signes
avants coureurs. Ce sont souvent des bruits très légers.
Une activité nocturne qui va cesser et il y a l’agitation des
derniers instants. Selon l’endroit où l’on se trouve, ces bruits
sont différents et selon la saison et le temps qu’il fait,
également.
Il faut souvent pour s’en rendre compte et leur attribuer une attention
régulière, avoir une certaine connaissance du lieu, de
l’endroit où l’on se trouve, y avoir non pas une habitude, mais
y avoir passé déjà quelques temps, pour être
prêt à entendre.
Ces jours-ci, où je me lève chaque matin à la
même heure, j’entends retomber l’agitation, les rondes nocturnes
remettre en terre leur corps.
Je ne pourrais pas isoler quelque chose de l’ensemble et dire : «
tiens, on entend une bête traverser les feuilles ». Il y a
une atmosphère totale, avec des avant-postes et des bourdons,
lointainement, pour marquer le rythme, garant de l’équilibre.
C’est la somme des bruits du recul, aux premières lueurs, au
vent de l’aube. C’est la somme des fuites silencieuses qui, finalement,
colore le silence d’un scintillement.
Tu étais en voyage il y a quelques jours et je ne les ai plus
entendu, me levant pourtant à la même heure,
m’apprêtant en ouvrant la porte de la chambre à en trouver
le couloir discrètement empli. Il n’en fut rien, pourtant. Je
m’immobilisais, faisais taire un à un les sons venant de
l’intérieur, concentrais mon écoute… je n’entendis rien
de plus que les premières voitures qui passent, quelques volets
que l’on ouvre déjà, le bruit des voisins reprenant part
à la vie… pas un souffle de la petite musique. Nous n’avions
pourtant pas changé de saison et le temps gardait le même
calme et le ciel dégagé des jours
précédents. Rien n’était changé, sinon que
nous étions un jour plus tard. Rien n’était changé
et pourtant tout.
Tu es rentrée hier soir, le voyage t’avait fatiguée mais
tu rentrais contente, contente de rentrer et d’avoir vécu ces
quelques jours là-bas. Nous avons parlé tard, nous avons
mangé et nous nous sommes remis à parler. Ce matin
à la première heure j’étais debout, comme chaque
jour, et après avoir enfilé mes vêtements j’ouvrais
la porte de la chambre. Le couloir était baigné de ce
petit susurrement.
C’est étrange de penser que lorsque tu n’es pas là, il y
a des bruits que je n’entends plus, alors
même qu’ils continuent, imperturbables, à être ces
signes avant-coureurs du lever du jour.
Comme si ta présence me rendait disponible d’avantage à
ce qui m’entoure.
*****
Texte 5. Pour que ce texte soit dit par Samuel
Mon frère,
ton bras est ouvert, là,
au milieu de la place
et la ville nous regarde saigner
toi,
moi le dernier œil pour te voir formuler une parole.
Ton bras est ouvert tout le long de la rue,
les passants longent tes veines pour rejoindre le fleuve.
Il n'y a plus de lune mais un pain que se partagent les oiseaux.
Nous allons ensemble,
le long de la ville – et à travers –
avant l'aube, frère, nous en serons le fleuve
et tes yeux borderont la colline.
Nous allons ensemble,
avec de grandes chemises, blanches comme les chemins,
les rues se téléscopent, il en surgit de nouvelles, les
impasses s'ouvrent
et tu me parles des papillons de nuit qui te font frissonner lorsque tu
les croises.
Ton bras est ouvert au milieu de la place
qui voudrait paralyser la ville,
faire sonner les cloches pour autre chose.
Nous allons ensemble,
la rue n'est plus bordée de portes
mais de larges entailles, par lesquelles on peut se glisser
et apparaître ailleurs et autrement ;
de grandes guitaristes gitanes ont pris le pouvoir sur les balcons et
aux fenêtres.
Il n'y a plus de lune mais un pain que se partagent les oiseaux.
Ton bras est ouvert, au milieu de la place,
les rues guettent notre marche, avec derrière la pupille
des pierres au fond des yeux
et la rétine – ce tambour d'une autre course – est couverte de
sel.
Frère, ton sang se vide,
ta course freine,
tes mots ont congédié les méharis
et les souffles rauques et sauvages
guépards, pumas et panthères.
Foudroyé à l'orée de la nuit je te regarde,
je ne sais plus rouler mes « R ».
Tu es ce qui donne au chemin l'envie d'être halé
ce qui rend le vent inoffensif et le charge de tendresse ;
maintenant que tu ne vas plus m'appeler
c'est une forêt que je perds,
un pays qui brûle,
sans illuminer aucune de mes nuits, sans crever aucun silence.
Nous allons ensemble,
le long de la ville – et à travers –
avant l'aube, frère, nous en serons le fleuve
et tes yeux borderont la colline.
Ton bras est ouvert au milieu de la place
et ce sont toutes les villes traversées qui te quittent,
rue après rue,
porte après porte,
comme une mémoire perd ses dents,
Lisboa
Marmara
Santiago
Santa Fe
Granada
Corfu
Marseille
Kalamata
Valparaiso
…
il n'y a bientôt plus qu'un infatigable vieillard,
orphelin de ville, de source, de pain,
avec simplement la route qu'il reste.
Le face à face dure jusqu'à épuisement de toutes
les résonnances,
puis la route se défait, parmi les chats errants et la
bruyère des lisières ;
l'infatigable vieux n'a plus qu'un instant pour disparaître.
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participant : Flavia Cosma
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