Le Salon de lecture Découverte
d'auteurs au hasard de nos rencontres |
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SALON DE LECTURE Janvier-février 2023 Béatrice Marchal : « entre le fond et
l’apparence ». Poèmes Maria Desmée, Strates et
magma, 2022 (série dont font partie aussi les deux autres reproduites
ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’artiste) |
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Élargir le présent suivi de Rue de la Source (éd. Le Silence qui roule, 2020)Regarde
les terriers, ces trous
dans la terre si bien creusée, on ne
sait où ils mènent ni quel
animal se cache et dort au-dedans, rêve sur
leur seuil à cette vie souterraine qui se
montre parfois au jour, peut-être t’apprendra-t-elle comment
surprendre enfin la
tienne, admire les
terriers et ne crains plus d’avoir,
quand rien ne le distrait, l’esprit aussi blanc
qu’une page où rien de vivant ne s’écrit. * Midi,
fenêtre ouverte au soleil, écoute
dans l’air encore frais l’ouverture
de ces chants d’oiseaux avant les
trilles des merles virtuoses, ils
n’ont cure, tu le sais, d’en imposer ils
s’efforcent uniquement de célébrer
toujours plus haut, qu’ils
se taisent ou s’envolent, ils nous
laissent plus légers plus
proches du cœur des choses et
peut-être des hommes. * Comment
lui dire, à lui
que taraudait l’inquiétude
d’être un poids sans utilité, qu’après,
une fois libre de tout
soin tout souci pour lui, me
manquerait une tendresse prodiguée
dès mon premier jour, un amour
si confondu à ma vie que j’ai
pu ne pas en reconnaître la place ? Quelle
aide quel service les vaudraient jamais, qu’elle
faisait pâle figure l’utilité auprès
d’une présence irremplaçable ! * La mort
n’est-elle pas un orpailleur dont le
tamis avale incontinent les
défauts de qui disparaît ? Seul
reste sur sa grille un or dont
nous connaissions déjà l’existence, nimbés à
notre insu de son discret éclat, à
présent débarrassé de sa gangue, il est
estimé à son prix, on
trouve consolation à lui rendre hommage. *** Inquiétude de l’autre et des mots (éd. Cahiers du loup bleu, Les Lieux-Dits, 2020)Avec ses
quelques feuilles en reste, d’un jaune où nos
yeux aimantés s’emplissaient chaque fois de vibrations
plus intenses, il se tenait là,
adossé aux grands sapins qui l’entouraient d’une
sollicitude de branches inquiètes, il
s’élançait, ce jeune érable insensible
à pareils égards, juste attentif à
remplir l’espace de sa présence plus
belle encore d’être menacée et je
pensais à vous, enfants devenus grands, que les
angoisses et recommandations d’une mère ne
peuvent plus guère désormais protéger ni
défendre contre les vents mauvais – je
pense à vous, jeunes érables aux
branches nues sous la neige d’un monde où vous
nourrissez les bourgeons du printemps à venir. * Croire
qu’au fond du malheur il est une porte entr’ouverte
dans le silence, derrière
il y a des mots aux vertus de clair
de lune, le noir,
quand on les prononce, n’est plus total, il
devient possible de l’accepter et sans
le laisser prendre un pouce d’avantage, faire
advenir au fond
de soi une
parole éclairant le chemin, ses
pierres, ses passants d’un
éclat inconnu – d’une
lumière qui appelle l’attention, un secours. * L’autre dans la distance toujours amoindri
ou grossi – déformé par le reflet du
miroir où nous nous observons
sans répit inquiets
injustes incapables
de lire sans inventer ce qui est, par
quels verres corriger le regard, voir l’autre comme on
voit, au lieu d’une masse colorée, chaque
feuille se détacher dans l’air, tous les
détails de l’arbre où monte
une vie pareille à la sienne, comment
trouver l’art de convertir
la monnaie commune en
pièces singulières, l’étranger
en semblable. Maria Desmée, Strates et
magma, 2022 *** Derrière attendait l’espace (éd. L’herbe qui tremble, 2022)Nous
avons longtemps attendu de vivre d’une
vie autre, de quitter
les plaines d’ennui, les horizons bouchés,
les hauteurs dérobées. Si rares
si courts les moments de plénitude – les
yeux d’un enfant leur lumière dans
ceux de sa mère, un amour échappé
du manège où tournent, tournent nos
jours consentant à leur charge. Tu
attends encore de vivre, ton
impatience s’est mue en une colère où se
disputent amertume
et résignation. As-tu
remarqué, quand tu te retournes sur
cette vie suspectée de n’être qu’un pis-aller, que ses
heures d’évidente indigence tristement
supportées comme du temps perdu – ces
heures t’apparaissent à présent ourlées d’or,
nimbées d’un éclat monté d’on ne sait quel puits de
tendresse et de mystérieuse force aux bien
faits imprévus largement déversés. Du temps
peut-être ne
perdons-nous jamais que ses riches atours, il nous
vêt, rois déchus, de sublimes guenilles qui
laissent admirer des broderies des
dorures d’une valeur insoupçonnée. * Le feu
qui brille dans les yeux des voyageurs au récit
de nouvelles courses, plus lointaines avive le
regret de n’avoir pu les suivre. Ce matin
d’hiver un couple de geais s’est
posé dans la cour, confondus
au brun du feuillage sec, à la
brique des maisons alentour. La veille au
crépuscule, un renard avait traversé la rue,
élégant, furtif, au cœur de la ville soudain
enchantée, révélant quels liens la
rattachent à une terre, un pays de verdure où le
chêne abrite les couvées, en surplomb de
chemins riches en terriers, que nos
jambes impatientes lassées endurantes
ont parcourus en un premier voyage
dont les suivants ne feraient que
prolonger le goût, déclinaison infinie
que consacre le retour. Ne sois
pas amère, ceux qui reviennent ne
diffèrent pas tant de ceux qui
restent et prolongent
en eux, jusqu’au fond, le voyage. * La vie a
le visage aujourd’hui d’une pluie battante
qui rameute un naguère impossible à
rattraper et l’envie de pleurer sans
plus savoir quoi faire du présent, la pluie
redouble, on
perçoit son allant de lumineuse passante
à travers les feuilles, les merles rivalisent
d’une ardeur qui les soûle, parmi
les choses qu’on aurait voulu ne pas entendre la pluie
de juin murmure qu’il
existe encore des hommes au cœur doux, une
goutte s’attarde sur la rose, jamais
plus intense ne fut l’éclat des fleurs. * Pouvoir
se rappeler, quand la force d’aimer manque,
la peine de l’autre cachée derrière
ses rebuffades, songer à ces
trous dans la route qu’il faut
combler avant que les passages ne les
creusent davantage et la rendent impraticable.
Il
arrive pourtant que la raison, la
patience, la générosité trop
longtemps éprouvées soient à
bout, réduites, par l’absence d’écoute les
paroles toutes faites, à la colère, désespérées
d’impuissance, – au bout, oui, de
limites qu’on aurait voulu reculer. On
cherche où puiser un peu de douceur, autant
de fois qu’il en sera besoin, juste le
volume d’un trou, la plus petite
mesure
de bonté qui
répare la route. * Il a
posé la question à
brûle-pourpoint le dos tourné au
milieu d’un jeu, une de
ces questions qu’un enfant sait
d’instinct essentielles et dont
la réponse l’inquiète sans doute moins
que le risque d’être éconduit et de
rester tout seul dans le noir, une
question qu’une écoute attentive
bienveillante empêcherait
de se perdre, de se
fermer au mystère, grâce à
laquelle peut-être on trouverait en soi
tôt ou tard comment accepter
l’inconnaissable l’habiter
jusqu’au bout en homme
partagé entre doute et confiance. *** Gardé vivant (éd. Al Manar, 2022)Seul
importe ce soir de retrouver assez de calme et de silence pour faire place –
toute sa place – à ce que le bruit et l’agitation de la journée ont
chassé ; pour que se risque hors de sa retraite cette part de soi si
farouche, si secrète qu’elle ne livre jamais que des bribes, presque
inaudibles, trop rares pour souffrir quelque inattention. Bribes
erratiques, fugitives, indices de la piste à suivre dans une forêt profonde
où se cache le temple cherché. On en apercevra un pan de mur, une tour, au
mieux l’entrée mais le sanctuaire – le centre – y pénètre-t-on jamais ? * Pénombre
traversée d’une poussière d’or, silence habité par l’amoureux grincement des
branches dans la brise, la forêt, ce matin d’été, dans une paix heureuse.
Devant plusieurs chemins qui s’étoilaient, je me sentis placée à un point de
départ aussi bien qu’au lieu d’arrivée ; face à la promesse de libres
découvertes en même temps que parvenue au but, comblée. Un livre
peut ainsi ressembler à un carrefour, qui ne part en de multiples directions
que pour s’en faire le nœud, conjuguant le voyage vers l’inconnu et la
réception de cargaisons lointaines – le lieu même où trouver de quoi
contempler, admirer, rendre grâces. Dans
l’un et l’autre cas, seule permet à ce nœud de tenir, par l’enlacement inédit
d’une telle variété de fils – routes ou thèmes –, une magie qui n’est autre
que celle de la vie. * « Il
n’y a rien de pire que l’eau qui dort », le sourire du vieux professeur
m’était destiné, qu’insinuait-il ? Un doute sur ma sagesse de jeune
fille studieuse ? Une invitation à se méfier, pour ceux qui
m’entouraient comme pour moi-même, d’un calme insidieux ? Je
n’étais pas cette eau vive qui court insouciante à travers champs, ni l’un de
ces torrents qui gonflent soudainement et débordent, sans qu’on puisse
prévoir les effets de leur impétueux passage. On aurait plutôt vu un bassin
au milieu d’un parc bien entretenu, reflétant rêveusement, entre ses bords
impeccables, le ciel, ses nuages. La
surface lisse n’en était pas moins troublée par des friselis : il
existait bien une vie dans les profondeurs, elle mêlait au souci d’en
maîtriser des monstres toujours prêts à se réveiller, la fantaisie de naïades
indifférentes à leurs venimeux tentacules. Il y
avait en réalité deux bassins, d’une taille et d’une orientation
différentes ; il faudrait du temps pour comprendre que l’un ne prévalait
pas sur l’autre, quel que fût leur niveau. De leur conjonction résultait
l’étale. * La neige
vient de fondre, l’herbe rase des prairies est d’un vert qui parle du
printemps avec les mésanges. Dans ce matin lumineux où la vie se réveille, on
comprend que, loin d’abîmer et de détruire, elle fut le manteau qui
protégeait du froid et du gel, la terre et ses graines. J’ai
longtemps cru ma vie muette, sans rien à dire, figée sous une couche glacée
d’ennui et de solitude, je sais
à présent qu’il fallait attendre – avec patience et vigilance – la fin de
l’hiver, confiante dans le secret travail de la terre étendue au-dessous,
seul capable de pousser la porte du temps. Maria Desmée, Strates
et magma, 2022 *** InéditsCertains
arbres s’approchent très près des fenêtres moins
par curiosité qu’en réponse à une
attente derrière la vitre – ils s’efforcent d’infuser
l’éclat de leurs feuilles aux joues des malades, de
transmettre dans les corps perclus leur frémissement au
passage du vent – grands arbres accueillants, pleins
du désir d’effacer, pour le prix d’un
regard, toutes les frontières. * Abattus
à la hache, déracinés par le vent, affalés
sur les pentes, écroulés en tas, roulés
dans les crues, échoués au bord
des rivières, des précipices, grands
corps morts emportés, arrêtés au-dessus
du vide, les arbres connaissent
aussi le malheur de
mourir sans éclat, rongés, comme
bien des corps et des cœurs, par le
scolyte de la sécheresse et plus
profondément de notre indifférence. * À le
voir à la verticale prendre
l’arbre de tout son corps, je me
sens un instinct de pic épeiche qui
tape, tambourine d’un bec
si vigoureux que l’air se trouble des
coups portés dans la masse du bois, clairs
et pourtant légèrement fêlés, révélant
sous l’écorce, entre le
fond et l’apparence comme
entre la chose et le mot, un
hiatus qui donne du jeu à mes paroles, voire un
vide où résonne, quels
que soient mes efforts, cet
étrange son creux. ©Béatrice Marchal |
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Ce que j’ai vécu, qu’il s’agisse d’un passé lointain ou non, se
dit dans les textes que j’écris, où je suis à la quête d’un moi profond,
libéré des faux-semblants, conscient des déterminations qui pèsent sur lui –
quête sans fin des signes d’une vie plus large et plus intense au travers du
quotidien, de la nature et de la relation aux autres. J’écris régulièrement
depuis le début des années 2000, encouragée par la rencontre décisive de
poètes tels que Pascal Commère, Georges-Emmanuel Clancier, Richard Rognet, Jean-Pierre Lemaire. Mon
imaginaire a certes été marqué par les Vosges, où ne pouvant voyager en
raison du grave handicap d’un de mes frères, nous avions fait d’une maison de
campagne notre lieu d’élection. Mais j’ai aussi vécu, plus tard, en Dordogne où
je retourne souvent. Si donc la nature est très présente dans ma poésie,
j’y suis sensible partout où je la rencontre, fût-ce en ville. Lors de
mes études de lettres que j’ai, ensuite, enseignées, j’aimais la critique
bachelardienne de Jean-Pierre Richard ; j’ai longtemps rêvé sur les
textes d’O.V. de L. Milosz, avant de me consacrer à
l’œuvre poétique de Cécile Sauvage. Après un essai sur sa vie, Les Chants du
silence (Delatour France, 2008, Prix de la Maison
de Poésie 2009), qui tentent, à travers les yeux de son fils Olivier
Messiaen, de la restituer dans sa vérité de femme et de poète, j’ai publié en
2009 ses Écrits
d’amour (Cerf), jusqu’alors demeurés secrets et travaille actuellement à une
édition de ses œuvres complètes (à paraître chez Sambuc). Ont suivi d’autres
travaux critiques, sur l’œuvre de Richard Rognet
(Richard Rognet, ou « l’ailleurs qui veut
vivre » L’herbe qui tremble, 2018 ; préface au Poésie/Gallimard Élégies pour le temps de vivre, Dans les méandres des saisons,
2015), sur le peintre Christian Gardair (Christian Gardair, paysageur d’estuaire, paysageur de Paris), sur les poèmes d’amour d’Yvan et
Claire Goll (à paraître). J’ai été
heureuse de participer au rayonnement de la poésie en assurant, de janvier
2013 à 2023, la présidence du Cercle Aliénor ; elle fut pour moi
l’occasion d’enrichissantes rencontres et découvertes. Merci aux amis peintres dont la collaboration stimule et enrichit
ma façon d’écrire – Marie Alloy, Jean-Marc Brunet,
Dominique Penloup, Caroline François-Rubino, Christian Gardair, Anne
Slacik, Thierry Le Saëc,
Sarah Wiame pour ne citer qu’eux. Béatrice Marchal Livres de poèmes : Derrière
attendait l’espace, L’herbe qui tremble 2022 Gardé
vivant, Al Manar 2022 L’ombre
pour berceau, Al Manar 2020 Élargir
le présent, suivi de Rue de la source, Le
silence qui roule 2020 Inquiétude
de l’autre et des mots, Cahiers du Loup bleu, 2020 Au pied de la cascade, L’herbe qui tremble 2019 Un jour enfin l’accès suivi de Progression
jusqu’au cœur, L’herbe qui tremble 2018 (Prix Louise Labé 2019) Résolution des rêves, L’herbe qui tremble 2016 D’Absence et de lumière, 2016, Delatour France La Cloche de tourmente, Cahiers de Poésie Verte (Prix Troubadours 2014) Équilibre
du présent, Éditinter 2013 Une Voix longtemps cherchée, Éditions de l’Atlantique 2011 La Remontée du courant, Éditions de l’Atlantique 2010 L’Épreuve des limites, Éditions de l’Atlantique 2010 La
Baguette de coudrier, La Porte 2010 Tant va
le regard, La Porte 2007 Articles de critique générale : "Béatrice
Marchal face à l’envahissement des eaux", par Frédéric Dieu, Diérèse
n°79 p. 241-253 "Béatrice
Marchal, l’or du temps", par Philippe Mathy,
Poésie-sur-Seine n°104 "De
la mélancolie à la joie d’être : Béatrice Marchal, Sonia Elvireanu", Poésie/première n° 76, p. 65-67 (sur Un
jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur) "Habiter
l’instant – sur trois recueils de Béatrice Marchal", par Bernard
Fournier, Poésie/première n° 78, p. 77-80 Entretien
sur Terre à ciel avec Christian Gardair et Béatrice Marchal, par
Isabelle Lévesque : https://www.terreaciel.net/Christian-Gardair-Paysageur-d-estuaire-Paysageur-de-Paris#.Y9Tza3bMLIU |
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Béatrice Marchal Francopolis janvier-février 2023 Recherche Dominique
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Créé
le 1 mars 2002