Le Salon de lecture

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Mars-Avril 2020

 

 

Invitée : Dominique Zinenberg

 

« La joie claire-obscure de l’interrogation infinie »

 

Textes inédits et poèmes de son dernier recueil,

avec le témoignage de lecture de Sanda Voïca

(*)

 

Tableau d’Alena Meas (janvier 2019), reproduit avec l’aimable autorisation de l’artiste.

 

 

Seuil

 

C’est                           franchir               seuil

 

Franchir,

 

S’affranchir                        … ombre par-delà le perron,

 

Ombre                     avancer dans la trouée grisâtre, dans la

lueur du seuil,

 

                         (jusqu’à l’ajour insoupçonné du sourire)

 

                            visite que rien n’autorise mais …

 

humer l’odeur du lieu, sa poussière qui éveille,

 

halo du seuil dans l’entrouvert de la porte

loin déjà de la rue, des arbres, de l’affairement :

 

fraîcheur des dalles, rouge brique, et lavées,

 

signet du seuil, ou saignée dans l’échancrure de la page

du recueil

épinglant le poème

 

                                                  visité

 

la densité des mots comme ce qui accueille avec la main et le regard

effleurement, affleurement,

 

invite

ce qui sombre, inconnu, ce qui palpite,

 

regain d’attention, pouls de l’attente,

 

ce qui frémit, peau, en alerte, là, soudain,

un écart, la

réception de mots dès le seuil,

                          (dans le peu de lumière accessible)

neige des pages où l’on s’enfonce

dans la déviance de l’oubli

dans l’abandon, le laisser aller, l’indécence

du pas, du geste, du regard visitant           recueillant

 

                        l’intemporel bonheur

du souffle

                              de l’intime,

du penser.

 

 

Une échappée

 

Peu d’oiseaux dans les arbres

encore verts,

peu d’essors.

 

Somnolence du parc

apprivoisant septembre.

 

 

Lire sur un banc

lever les yeux au ciel

picorer des grains de lumière

se lever et

lentement marcher dans le parc.

 

Parler à deux jeunes filles

déboussolées, cabossées, plus

fragiles

                      qu’oiseaux sur la branche

 

Et dans le car

au retour

entendre une chanson d’amour

 

 

La fredonner

tout bas et pour moi seule

et me faisant oiseau

par audace et volonté

me voilà,

troublant le paysage

et revenant à tire d’ailes

dans le creux de mon arbre

et la nuit de mon nid,

 

mais, je me sens soudain prête

à fuir avec le vent, loin, si loin

pour un périple vers l’azur.

 

 

 

Après une visite chez l’ophtalmo

 

De l’œil surgissent lumière et mouches

un vide, une pente

larmes et pupilles dilatées

quelque obscure fantasmagorie

un remous dans le crâne

effleurement migraineux

une inquiétude, un poids, la nausée.

 

Du brouillard, avant-goût de néant,

malaise comme début d’un ailleurs

plus vaste, puits d’ombre

suspens…

 

Serait-ce

le petit doigt qui frôlerait

le seuil où te rejoindre ?

 

 

 

Libre un peu

 

J’ai marché

dans les lumières de Paris

au milieu des néons de couleurs

et par la pluie

giclant sur les pavés,

les vitres, les clignotants

et les enseignes.

J’avançais à l’aveugle

dans ces feux et dans l’agitation

dans la trépidation le luxe et la misère

comme quelqu’un sans âge et sans gîte.

Les lumières fusaient et me blessaient les yeux

des parfums indistincts se mêlaient doucement

mais j’allais dans Paris

j’allais dans Paris

qui larmoyait.

Je dérivais

libre un peu

feuille emportée, retournée

libre un peu

dans cet après-midi toxique

au chant chagrin

en mon cœur en sourdine

des paroles naissaient

dans Paris dénudé par les larmes

et dénué de sens

dans Paris de toujours

à même ses entrailles

et la musique venait comme un délire ardent

soulever Notre-Dame

et auréoler d’or

les toits

et les passants.

 

 

 

*** 

 

Ton corps est une vague

                                                   déferlant

dans ma vie.

 

Il est fait d’une nuit qui se fane

et s’enfuit.

 

Silhouette poreuse en haillons de nuage

n’ayant ni ton regard,

ni ta voix, ni ton souffle

 

et cependant c’est toi qui frôles mon épaule,

c’est toi, là-bas près de cet arbre

ou quand, sans crier gare,

tu foules de tes pieds absents,

les orties du chemin qui ne te piquent plus.

 

 

 

*** 

 

De loin                                        le vide.

Une dentelle, un fil, un cil

Une nervure, un trait, une bulle

ce reflet de toi,

cette ombre

l’écho d’un écho déjà sourd

 

lointain,

estompe, étamine de soie

et cependant                                manque.

 

En continu (mais en sourdine) la vibration de ton regard

le trouble de ta voix

 

le vide

 

 

de ce qui                              à jamais

                           s’est perdu.

 

 

 

Détisser le voyage

 

De retour

tout chuchote et reprend sa place

un tri familier se fait

je touche chaque objet,

je défais ma valise

je cerne la trace de tristesse sur le parquet,

sur les miroirs.

J’entends à nouveau craquer le bois quand je marche.
Les livres m’appellent en secret.

Ils sont chant de sirènes et danse séductrice à même les étagères.

 

La parenthèse se referme.

 

Je vais à la ligne,

détissant le voyage.

 

Restera-t-il un soupçon de montagne ici même ?

Un écho triste de brouillard ou de pluie ?

Un lent oubli opère déjà !

 

De retour

je retrouve l’ordinateur et les mails,

mon bureau, ma pagaille,

le papier de l’imprimante.

 

C’est lourd de revenir, mais c’est calme aussi et doux, tout mélangé

d’appréhension

et d’espoir.

 

De retour

je marche dans la ville,

je fais mon petit tour tranquille

rien n’a semblé bouger,

sauf l’hiver qui se fiance à l’automne.

 

Je m’arrime à la solitude

retrouvée.

 

 

 

*** 

 

D’un bon pas dans la douceur de l’air

d’un bon pas au milieu des collines

dans la brume roussâtre et bleutée

du jour

 

je marchais

                               naissant dans l’élan de l’oubli

 

est-il d’autres naissances ?

 

J’allais comme si …

 

                   sans aura et sans ombre

 

rythme de vie dans le sang et les jambes

l’air dorait mes pensées indistinctes

l’air était doux et caressait mes joues

 

J’allais ainsi, trottinant,

insouciante (soudain sans deuil, sans regret, sans chagrin)

oui, je marchais, atteinte d’innocence

ouverte à l’air, aux rumeurs, aux nuages

 

ô conque et vague, venaient à moi,

 

                            bras ouverts,

 

                                                                      la beauté,

 

                   l’Existence.

 

 

 

***  

 

Un rien échappa

dans l’air diaphane

peut-être un vol d’oiseau

peut-être une note dans l’interstice du jour

flocon de neige accroché à l’arbre.

 

Un rien, une ombre, une esquisse

qui fit battre le cœur,

soudain.

 

Un frisson de vie,

vibrant, net, sans pareil.

Un rien-reflet,

joueur,

un écho sourd

soupir du mystère

étreignant tout à coup,

sans crier gare.

 

Ce rien-terre-et-ciel, ce rien

cernant la silhouette de l’ange

ou du danseur

un instant, ce je-ne-sais-quoi

qui fut là, dans le sang, dans les os

juste au passage d’un nuage

cri-silence du rien qui ravage

ce geste-rien ricoche et pour longtemps

sur la peau, dans la chair,

effaçant comme un rien

l’éphémère.

 

Ce n’était plus un début ni une fin

Ce n’était rien peut-être,

une déchirure dans le temps,

un hasard qui surfile la vie,

des pas dans d’obscures ruelles,

des traces de buées sur des vitres opaques,

un résidu d’extase niché dans la pensée,

un trouble qui naît de l’humus des bois,

d’une musique, sans début ni fin, comme le ciel sans virgule,

comme le ciel, nécessaire et absurde

ou le sang dans les veines, sans début ni fin,

le sang vermeil qui bat aux tempes, et circule en silence,

dans la nuit d’excellence.

 

jusqu’à la déchirure du temps

qui tout à coup le rend visible,

lui qui goutte sur l’horizon crépusculaire, atonal.

 

 

 

Extraits du recueil Des nuances et des jours,

éditions Unicité, 2020 (163 p., 15 €)

 

 

(*)

 

Dans la saison poétique de Dominique Zinenberg

 

Une saison inédite, la saison poétique de Dominique Zinenberg. Une saison faite de jours d’automne, pour la plupart. Des jours qui, sous des gestes anodins – de promenade, repas, rencontres, lectures – ont l’air de se répéter. Le même jour, oui, mais, comme le titre nous le suggère, avec ses nuances. Alors les poèmes ne seraient-ils que des variations sur un motif ?

Au premier abord, oui.

Et leur légèreté, évoquée, suggérée ou induite, n’est qu’apparente. Ou bien : on devine une dialectique dont la première impulsion serait celle des moments de vie plus denses, lourdes, voire difficiles ; et qui se transformeraient, par les gestes de l’action même – ceux annoncés ici, au début – et aussi par le geste de l’écriture. Mais… l’écriture aboutissant au poème ne ferme ou ne résout rien : les métamorphoses sont l’essence de la vie et… de l’écriture. Alors le poème ne devient qu’un moteur, une relance pour le prochain poème. Chaque poème n’est pas simple description ou fixation de quelques moments, des jours et de leurs nuances, mais une phénoménologie (permanente) d’une métamorphose (permanente) et qui ne peut pas exister, se faire et s’écrire sans la métamorphose même du langage, des mots. Cette idée que nous avons eue, de la métamorphose qui sous-tend ou qui EST EN TOUT, peut-être confirmée par le deuxième exergue, extraite d’un poème d’Apollinaire : « La vie est variable aussi bien que l’Euripe ». Mais elle est aussi présente dans une partie du premier exergue, celle d’Henri Michaux : « compagnies incessamment qui changent ». Alors il s’agit d’une dialectique qui n’en est pas une, car elle « échappe » à la synthèse, par une sortie ou une ouverture permanente. Le poème, comme son objet (mouvant), se recrée sans fin.

Alors ce recueil, avec chacun de ses textes, n’est que la trace de cette chasse infinie – et surtout la trace d’un jaillissement. Le jaillissement d’une source, oui. Mais quelle source ? Celle du désir. Mais quel désir ? Le désir de derrière chaque poème qui s’apparenterait à celui que René Char appelait « désir qui demeure désir », celui que rien ni aucune écriture ne peut épuiser, ou dire. Ou, encore mieux dit, toujours par René Char : « Le désir ne sème ni ne moissonne, ne succède qu’à lui et n’appartient qu’à lui.[1] ». Mais ce n’est pas pour autant que les poèmes de Dominique Zinenberg ne le disent pas. Au contraire, nous avons trouvé dans chacun ledit jaillissement, ladite source et donc le désir qui ouvre vers le désir.

L’érotisme de son écriture est incontestable ! Il enveloppe, traverse tout le livre. Une autre langue – oui, comme dans les vers qui suivent–, mais c’est SA langue poétique. (…)

Tout est fait avec une maestria et une finesse éblouissante. Le recueil est transperçant.

Au-dessous de chaque texte nous avons senti cette capacité, cet art d’aller très loin dans… la nuance, dans la ténuité des lignes et des images évoqués. (…)

Nous pensons que l’art de Dominique Zinenberg, sa poétique, tient de cette performance : de dire les détails d’un jour dans leurs nuances indépassables.

L’exergue d’Henri Michaux n’est pas… innocent : nous avons senti, pressenti sa présence – et, si influence du poète il y a eu, Dominique Zinenberg n’a fait que renforcer sa propre position, son art poétique, en métamorphose lui aussi, et le dévoiler dans quelques poèmes.

Sa saison est bien personnelle et bouleversante, par la capacité de la poète à redistribuer des perspectives, plutôt qu’à garder, fixer, maintenir des instants et objets. Très proches de ce que d’autres (1) ont pu appeler « moments of being ». (…)

La saison poétique de Dominique Zinenberg est (étroitement) apparentée à la Saison en enfer de Rimbaud, elle aussi une saison au-delà de toute saison.

Mais nous osons dire qu’elle vise aussi ce temps dont parle Stéphane Mosès (2) quand il évoque la victoire de Jacob sur l’ange. Il souligne qu’il ne s’agit pas d’un temps à venir, temps messianique, il le décrit comme ceci : « […] c’est dès maintenant que chaque instant du temps est invité à se nier lui-même pour s’ouvrir à son propre au-delà. […] Cet au-delà ne peut s’engendrer que dans le présent et contre lui. ».

Nous pensons que c’est de cet au-delà bien présent qu’est faite la poésie de Dominique Zinenberg, et les mots de Stéphane Mosès disent mieux et autrement ce que nous avons pensé dès le début de ce recueil : la poète nous fait comprendre non seulement qu’« à chaque instant, en quelque endroit de lui-même, ce monde ci se défait, un autre monde se construit. », mais surtout que « c’est au plus intime de l’homme lui-même, une exigence d’au-delà que rien ne peut combler ».

 

(1) Virginia Woolf. Pour James Joyce : épiphanies.

(2) Dans une étude sur « La voix de Jacob », dans L’Eros et la Loi.

 

Sanda Voïca

(extraits de la préface du recueil suscité)

 

 

Le joyau de la joie

 

Il n’y aurait que clair

                                                  obscur sur la page

                            et sourire du visage

cheveux auréolés          mousseux

les rides si légères comme des pictogrammes

 

La diseuse de bonne aventure ne déchiffre pas cette langue, ne comprend pas le récit

de ces signes-là.

La bouche n’est plus rouge, elle est en demi-teinte et raconte en secret la vie qui est.

Passage de tourtereaux sur le front encore lisse.

L’oreille est coquillage au lagon d’espérance.

Ambre marbré de fossiles ébène, voici ton aura, fragile

                   énigmatique

voile de tes paupières

violette des cernes

Tout se tient dans le cadre imposé par le peintre :

Retrait du corps enveloppé d’ombre

et attrait cependant

invite du désir

La main que l’on voit est un autre visage aux hiéroglyphes sans le recours possible

                                 à tel

Champollion !

Il faut se faire au silence,

                                                      à la joie

                             claire obscure

de l’interrogation infinie…

 

 

Les visages-nuages voyagent et vont bien loin

Ils ont connu les déchirures du ciel, les crevasses des aubes, les aires d’effondrement

Ils se sont fondus aux rêves des gens, incorporés à leur chanson et les enfants les ont mangés comme s’ils étaient des barbes à papa 

Les visages parfois se sont perdus dans la houle ou la foule. Ils n’étaient plus reconnaissables ou n’étaient que naissance ou coquille d’œuf

Les visages ont respiré l’absence et se sont figés ou brisés en paillettes particules, myriades de bris

et nous n’avions plus que les cendres et la fumée qui ne cessait de monter

Mais aucune grimace ou aucun masque jamais ne détruira la possibilité du visage.

Le visage est. Il l’est aujourd’hui dans la marche incessante des cœurs battants. Il l’était hier,

                    dans les habits des princes et les habits de bure

Toujours en clair-obscur, cependant,

et dans l’énigmatique

                                                  douleur

 

Respire du visage              Ouvert

à portée des mains qui l’auréolent, à portée de la joie qui échappe à tout contrôle

et forme les nuages-visages qui voyagent et vont bien loin, si loin … 

 

 

 

De face ou de profil,

Dans l’ombre ou la lumière

Nu tête ou coiffé d’un chapeau

Tu es visage de trois quarts ou même voilé

Tu changes à vive allure comme la rivière

Tu n’es qu’esquisse de peintre, croquis à la va vite,

À peine quelques traits brouillés de larmes ou d’atermoiements

Tu te joues de moi, tu joues à cache-cache, entre les ombres et les flashs de lumière,

Tu es cette clairière où l’humus est si vif,

Tu te dissous, te recomposes, tu te chiffonnes ou t’effares

Ton rire est un séisme doux

Tes pleurs on ne sait pas, c’est si intime et précieux

Mais tu grimaces dans la colère ou le besoin,

Un tic te soulève, scande ton chant secret

Ton sourire est nimbe et caresse

Et que saurais-je de toi, te regardant,

Te regardant vivre et vaquer

Dans le bleu étourdi du ciel, bien planté dans le sol

Et modelant ton visage à ton insu, ton visage qui témoigne,

S’approche ou s’éloigne, se fait et se défait,

À la fois fini et infini, toi, certitude, toi, cet autre de moi,

Mille et un possibles qui s’offrent à la volée des jours

Et quand tu dors aussi, visage, tu t’offres encore comme une conque

Et bien sûr, c’est en vain, que je te dévisage.

 

 

©Dominique Zinenberg, inédit,

mars 2020

 

Dominique Zinenberg, bien connue à nos lecteurs, autant comme poète que grâce à sa plume critique d’une rare pertinence et compréhension, est née à Paris en 1953. Agrégée de lettres modernes, elle a publié deux recueils de poésie aux Éditions du Cygne : Fissures d’été (2014), Les Feuillets d’obsidienne (2015) ; L’intimité de l’air (2018) aux Éditions Encres vives ; un recueil de nouvelles Pour Saluer Apollinaire (2019) aux Éditions Unicité. Elle a été publiée dans plusieurs revues, dont Friches, L’arbre à paroles, Arpa, Les Cahiers du Sens, Paysages écrits, Levure littéraire, Voix, cette dernière étant dirigée par François Minod et Mireille Diaz-Florian. Elle contribue régulièrement au Buffet Littéraire initié et dirigé par François Minod et dont les textes sont accessibles chaque mois en ligne. Elle est membre du comité de rédaction de Francopolis depuis mars 2014.

 

 

Salon de lecture :
Dominique Zinenberg

Recherche Dana Shishmanian

 

Francopolis, mars-avril 2020

 

Créé le 1 mars 2002

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[1] René Char, Crible, in Le Chien de cœur, Le Nu perdu.