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SALON DE LECTURE

 

Printemps 2025

 

 

 

Ida Jaroschek : « Attentive, éperdument ». 

 

Entretien et poèmes

 

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Une image contenant ciel, fleurir, arbre, plein air

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ENTRETIEN

(février 2025)

 

 

Ida, j’ai découvert ta poésie dans ton recueil « À mains nues », publié en 2022 chez Alcyone (cf la chronique parue dans Francopolis). La nature est très présente dans ces textes, une nature exubérante, à la fois âme et corps, horizon et sang, caresse et brûlure. Le paysage s’y fait extension du corps, quand tu écris par exemple : « Poussière des tournoiements / une danse // à dévaler le chatoiement des pentes / de mes jambes torrentielles, sinueuses, embrasées ». Il y a dans ta poésie beaucoup de sensualité, de tendresse, et en même temps un souci permanent d’atteindre l’âme, toucher l’être au plus près, l’amour toujours au cœur. Pour te poser une question que j’affectionne : Écris-tu pour aimer ? Plus largement, d’où est né ton désir d’écrire de la poésie ? Quelles en sont les motivations profondes ?

 

 

Tout d’abord, je voudrais te remercier pour l’attention si intelligente et si sensible que tu portes à mes poèmes et remercier également la revue Francopolis de m’offrir cet espace de rencontre avec ses lecteurs.

Oui, c’est vrai la nature est très présente dans mes textes et plus spécifiquement le paysage. J’ajouterais à ta citation celle-ci, extraite elle aussi de mon recueil « À mains nues ». Au tout début, dans le deuxième poème, j’annonce la couleur, si je puis dire :

 

« Je suis la séparée, la traversante

Corps illimité au prolongement des paysages »

 

Il y a certes des steppes, la forêt, la rivière, le fleuve, la colline, la mer, la montagne, le ciel dans mes poèmes mais ils existent plus comme des archétypes et comme des pierres d’achoppement pour soutenir un monde imaginaire plutôt que comme des entités réelles. De même pour les végétaux : l’arbre, la rose. Et dans mon bestiaire : l’oiseau de nuit, le héron cendré, l’hirondelle, le cheval et les grands fauves que l’on croise à plusieurs reprises et qui sont comme des figures tutélaires issues de mes rêves, des animaux totémiques, mythologiques en quelque sorte, d’une mythologie qui me serait propre. 

Il faut dire que je suis née à la campagne, que je fus, durant quelques années, citadine mais que j’ai, jusqu’à présent, passé le plus clair de ma vie à la campagne : en Normandie d’abord dans le bocage et près des grandes forêts domaniales de l’Orne et désormais, depuis de nombreuses années déjà, ici en Languedoc dans la belle région du Pic St Loup entre vignes et collines. 

Ainsi, je me définis souvent comme une poète-promeneuse qui soulève sur les chemins « les pas lents du poème » pour reprendre le titre de mon prochain recueil. D’où la présence des paysages dans ma poésie, paysages qui alimentent ma nature contemplative. Mais pas seulement, comme le laisse supposer le vers que j’ai choisi, car j’ai aussi la tentation de disparaître aux paysages, et pour cela d’agrandir mon corps, c’est à dire d’élargir mes perceptions, mes sensations que la parole poétique tentera de laisser émerger pour les partager. 

Ainsi c’est bien le corps qui est le médium, qui est l’extension du paysage comme tu le dis très bien ou, comme je viens de le formuler, qui tente de prendre les dimensions du paysage. 

Le corps, d’où cette sensualité que tu évoques. Le poète Jean-Louis Clarac dit très justement de ma poésie :

 

« Sa poésie est toute entière mouvement. Pour elle, écrire est la mise en forme des traces que le corps dessine dans l’espace du monde, le corps expression poétique de soi et des autres, au contact de la nature, des éléments, des paysages… ».

 

Je crois qu’on ne saurait mieux dire : le corps dans sa sensualité et aussi dans son mouvement qui se confond avec celui de la vie. Il s’agit d’avancer, d’aller, de marcher et de danser sa vie. Poète promeneuse et danseuse. 

D’autre part, je pense être une poète à motif, tout comme on dit d’un peintre qu’il a un motif. Je n’ai pas comme Cézanne un seul motif, mais plusieurs. Mes motifs sont des mots : neige, bleu, rouge, jaune, ombre, robe, lumière, le baiser, visage, nuit, danse… « Les grands fauves » et « corps » déjà évoqués pour leur nature archétypale, s’ajoutent en tant que mots à cette liste. J’en oublie sans doute quelques autres. Mes poèmes se développent comme des variations ; quelquefois, même, un mot ou un motif ricoche d’un poème dans l’autre. 

Puisque nous évoquons le corps et la sensualité, nous abordons le territoire de l’amour. L’amour charnel mais pas que. 

Tu parles de tendresse, je ne sais pas où la percevoir dans mes poèmes. Peut-être simplement ne me suis-je pas posé la question. Tu dis tendresse, je dirais plutôt érotisme, un érotisme qui avance plus ou moins masqué mais qui irrigue souvent mes poèmes. Car j’écris des poèmes d’amour. Comme pour beaucoup d’entre nous, enfin je l’espère, l’amour est la grande aventure de ma vie. 

Au-delà de l’érotisme, de la romance ou de l’aventure amoureuse tu me demandes si j’écris par amour. Je ne saurais pas répondre directement à cette question. 

Mais je veux citer les paroles de Pierre Michon que l’on interrogeait au cours d’un entretien concernant son dernier récit paru récemment aux éditions Gallimard et qui s’intitule : « J’écris l’Iliade ». Augustin Trapenard lui demandait le pourquoi de ce projet de récrire l’Iliade, à quoi il a répondu : « Parce que l’Iliade contient le scénario de toute la littérature européenne et même de l’humanité qui se résume aux deux composantes que sont l’amour et la guerre ».

Si l’on entend l’amour dans cette acception plus large, il est vrai que je me situe plus du côté de l’amour que de la guerre, que je m’inspire plus de l’amour que de la guerre.

L’amour est un geste vers l’autre, le poème est bien une main tendue qui ne demande qu’à être prise. « Je ne vois pas de différence entre une poignée de mains et un poème » dit Paul Celan. Alors, pour répondre à ta question : oui, j’écris dans un geste d’amour.

Tu me demandes d’où vient mon désir d’écrire de la poésie et quelles sont mes motivations profondes. 

C’est une très vaste question, si je devais y répondre simplement, je dirais que je n’ai pas choisi la poésie, que c’est elle qui m’a choisie. 

Je pourrais dire aussi que je n’ai pas d’autre choix que de le faire. Je ne sais pas vivre autrement. 

Pour expliciter un peu les choses, la poésie est entrée dans ma vie comme une épiphanie sur les bancs de l’école quand j’avais neuf ans. Depuis, elle ne m’a pas quittée. 

Pour moi lire et écrire des poèmes sont les deux versants d’une même activité et, personnellement, je passe plus de temps à lire des poèmes qu’à en écrire.

Plus tard, dans ma vie d’adulte, l’écriture s’est imposée à un moment où elle a représenté les conditions mêmes de ma survie. 

À l’âge de neuf ans, mon instituteur de la classe de CM1 étant absent, un jeune remplaçant est venu faire classe à sa place. Il ne nous a pas demandé, comme à l’accoutumée, de recopier dans notre cahier le poème qu’il aurait écrit au tableau. Non, il a commencé par lire un poème. Et j’ai entendu :

       

« L’adieu 

 

J’ai cueilli ce brin de bruyère

L’automne est morte souviens-t-en

Nous ne nous verrons plus sur terre

Odeur du temps brin de bruyère

Et souviens-toi que je t’attends. »

 

J’ai été saisie. J’ai compris que plus rien ne serait comme avant, que mon regard sur le monde ne serait plus jamais le même ou plutôt que le monde se montrait à moi sous un jour nouveau dans sa vérité, dans sa beauté, dans sa clarté. Tout s’éclairait. J’ai eu le sentiment que ma vraie vie commençait là, à cet instant.

Dès le lendemain, toujours Apollinaire et son automne malade, puis quelques jours après :

 

« Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai 

Vois-tu, je sais que tu m’attends (…) »

 

Je crois que le mot « aube » ne faisait pas encore partie de mon vocabulaire, que je ne saisissais pas vraiment quel était l’objet de cette attente, d’un poème à l’autre, et dont je sentais qu’il s’agissait d’une attente identique sans vraiment comprendre que cette attente même séparait tout en le réunissant le monde des vivants et celui des morts. Pourtant tout était d’une clarté limpide. Et tout me paraissait tellement vrai et tellement juste. 

De même je n’avais pas idée que l’épervier qui planait au fond du ciel fût un oiseau. Je croyais que c’était un animal cousin du loup dont on criait le nom dans la cour de récréation en jouant : « Éperviers, sortez ! ».

Quant aux « nixesnicettezauxcheveuxvertzetnaines », que j’entendais comme un seul mot, je ne savais pas du tout qui elles étaient ni pourquoi elles n’avaient jamais parlé, ni par quel mystère leurs cheveux étaient verts. Mais tout cela exerçait sur moi un charme profond. J’étais sidérée. Bouche bée. 

Je ne comprenais rien et je comprenais tout. Le monde se révélait à moi dans sa complexité, dans son mystère et dans son évidence.

C’est bien comme ça que la poésie m’est apparue comme un mystère et comme une évidence et c’est comme ça que je la perçois et que je le vis encore aujourd’hui. Dans cette « oscillation paradoxale » dirait mon amie chorégraphe Jacquie Taffanel

Pour moi, le poème, dans cette oscillation, se place entre le mystère et l’évidence, entre le silence et la parole qui vient le combler, entre l’indicible et sa saisie. 

Il commence quand je n’ai plus rien à dire, ou quand je ne sais plus dire ou pas dire quand quelque chose de la vie, ou d’une émotion se dérobe. Le poème tenterait de venir résoudre cette énigme d’un sens qui échappe et qui ne peut se dire ni se fixer. Un peu comme un kōan dans la tradition bouddhiste. Le poème est une tentative pour approcher l’indicible. Énigmatique, il n’apporte pas vraiment de résolution puisqu’il doit rester ouvert à tous vents, ouvert à celui qui s’en saisira et qui devra se frayer un chemin dans la multiplicité du sens. Le poème ne dit rien. Il est. Il fait silence autour de lui. De sorte que chacun se parle en son for intérieur un langage sensible qui réinvente le monde. 

Je ne suis pas sûre d’avoir répondu à ta question sur mes motivations profondes car je ne crois pas les connaître. Mais ce que je viens d’énoncer là, je l’éprouve et j’y crois. 

 

 

Mais si, tu y as répondu ! Un désir d’embrasser la vie je crois, en toucher la part d’éternité. Le poème, dis-tu, commence là où la raison ne trouve plus les mots, il ne s’agit plus de dire, mais de s’éveiller, être dans l’instant d’éveil, pareil à cet enfant, « bouche bée » devant l’inexplicable, et qui réinvente le monde. Tu étais, tu es toujours, me semble-t-il et pour reprendre les mots d’Éluard, « comme un enfant devant le feu ». L’écriture chez toi est émerveillement. En témoignent ces poèmes de ton « Carnet de ciel », que tu es en train d’écrire depuis ta chambre de convalescence après une opération de l’épaule, le ciel dans la fenêtre pour unique inspirateur. Poèmes épurés et verticaux, assez différents dans la forme de ceux de « À mains nues », plus proches peut-être de « Ici soudain » que tu m’as fait lire récemment. Peux-tu nous en dire plus ? Que reflètent ces différentes formes d’écriture ? Que traduisent-elles de ton approche de la poésie, et à travers la poésie de la vie elle-même, puisque, me dis-tu, tu ne sais pas vivre autrement que par la poésie ?

 

 

Je vois que, comme moi, tu as recours à des citations pour préciser ta pensée. Je partage avec toi cette façon parfois de convoquer les mots des poètes pour m’aider à penser (et pas du tout dans le souci de paraître une personne cultivée). 

Aussi, quand tu dis que l’écriture pour moi est émerveillement, pour compléter cette assertion, me vient tout de suite à l’esprit le titre d’un livre d’entretiens avec, entre autres, Christian Bobin et Charles Juliet paru aux éditions Paroles d’aune. Ce titre est : » La merveille et l’obscur ». 

Je reviens ainsi à cette « oscillation paradoxale » entre deux contraires. La contemplation du monde ou le retour sur soi, ce mouvement d’aller et retour que propose l’écriture entre le dehors et le dedans - car c’est bien ce mouvement de trouver au paysage l’écho de mon intériorité qui fait naître en moi le poème - ne suscite pas seulement l’émerveillement mais parfois aussi l’effroi. Le feu est parfois sous la glace, le lac sous la montagne, les flammes sous le vent, le ciel sous la terre. 

« Et nous marchons en ce monde sur les toits de l’enfer en regardant les fleurs », je cite cette fois Issa ce grand poète japonais du XVIIIe siècle. Si ma poésie traduit la joie que j’éprouve et cultive, elle n’en n’exprime pas moins, je crois, une grande douleur. Douleur qui, peut-être, comme je le disais à l’instant de l’érotisme, avance elle aussi plus ou moins masquée.

Je voudrais continuer avec ce jeu des citations pour compléter et nuancer ce que tu dis quand tu parles d’éveil. Je me trompe peut-être mais j’entends là un mot qui serait dans le registre de la spiritualité ou même du mysticisme. Je me contenterais de dire plus modestement, avec mon cher ami poète Gaston Marty qui nous a hélas quitté récemment, et que je n’oublie pas : je suis par moments attentive éperdument ; » Attentif éperdument » étant le titre de son dernier recueil et les derniers mots de la dernière lettre qu’il m’envoya.

Les titres choisis par les poètes méritent notre attention car parfois ils révèlent quelque chose comme une mise en abîme de l’écriture ou comme une profession de foi. Je pense également à ce titre d’Israel Eliraz et qui relève lui aussi d’une certaine oscillation paradoxale : « Entrer dans la chambre où l’on est depuis toujours ». 

De même, je peux m’amuser à sillonner entre les titres de mes propres recueils et dire que j’écris « à mains nues » pour me tenir « à l’abri dans les nuits » ou sur « la brèche de l’air » afin d’« aborder les lointains » et d’atteindre « la survivance de la neige ». Que la parole poétique surgit « ici soudain » quand je marche inlassablement ou que je danse pour soulever « les pas lents du poème ». Que « l’espace d’un souffle », tout oscille entre « tango et naufrage ». 

Tu évoques ce travail en cours qui a pour titre « Carnet de ciel ». Les lecteurs méritent quelques éclaircissements. Je séjourne actuellement en clinique de rééducation pour de longues semaines et je m’adonne à un rituel matinal. Depuis le balcon de ma chambre, je prends chaque matin une photo du ciel. Je ne choisis pas la prise de vue. Il n’y a qu’un seul endroit et un seul angle possible pour ne photographier que le ciel sans qu’aucun bâtiment ou aucun élément du décor urbain n’entre dans le cadre. C’est un ciel donné. Je l’accompagne d’un court poème vertical et je l’envoie à mes amis à titre de bulletin de santé ou de ciel d’humeur. Il s’agit juste de lire dans le ciel mon état d’âme. 

Nous sommes bien dans ce mouvement que j’évoquais plus haut qui consiste à me saisir du paysage pour ouvrir un espace intérieur de rêverie, de pensées. Un espace qui soit suffisamment ouvert pour que le lecteur ait la même latitude, à partir de quelques mots, pour élaborer lui-même en écho son propre univers de pensée, de rêverie ou d’imagination.

En cela s’illustre également ma manière de faire, exposée dans ma réponse à ta première question : le ciel vaut pour sa présence en tant que figure et le motif qui revient dans chaque poème est l’expression : « à mon épaule ».

Oui, tu as raison : ce petit ensemble est de même facture que « ici soudain », et que « à l’abri dans les nuits » et « aborder les lointains ». Ce sont des recueils qui sont composés de poèmes de format identique : des formes brèves verticales. Ce sont des poèmes qui procèdent de l’ellipse, où les mots sont travaillés un à un, avec un désir de simplification syntaxique à l’extrême. Ce sont des poèmes environnés de silence, qui sont tout en suggestion. C’est ce que j’appelle mon exigence du peu. Cette volonté aussi d’éloigner le langage poétique le plus possible du langage courant. Il s’agit de raréfier les choses, d’élaguer, d’épurer, de dire sinon l’essentiel, du moins le peu. Il m’est arrivé de dire que cet art poétique relevait d’une esthétique des clairières…

Mon écriture poétique se décline sur deux versants : d’un côté, donc, ces formes brèves, verticales et de l’autre des poèmes qui obéissent tous aussi à la même forme car ils sont composés de distiques parmi lesquels se glissent un ou plusieurs vers simples qui viennent ainsi se démarquer. 

Ce sont des poèmes à motif eux aussi, mais qui déroulent des images et acceptent d’épouser une syntaxe qui parfois est sciemment ambiguë et qui n’enferment pas les vers dans des phrases ; ou bien dont les phrases restent ouvertes, pourrait-on dire, avec une présence des majuscules qui ne correspond pas à l’usage commun et introduit parfois le doute de savoir si un groupe de mot peut être à la fois, par exemple, le complément d’objet d’un verbe et le sujet du distique suivant, d’où cette ambiguïté assumée pour brouiller le sens, le laisser ouvert, une fois de plus. Ne pas soumettre le sens à une syntaxe ou à une logique de phrases. « Survivance de la neige », « À mains nues » et « Les pas lents du poème » (à paraître) sont sur ce versant-là.

Ce qui m’amène à préciser l’importance de la notion de forme dans mon écriture. La poésie contemporaine s’est affranchie des règles de la prosodie classique. Mais j'ai besoin d’une forme pour y loger mon poème. J’ai besoin d’inventer des règles prosodiques qui me soient propres et dont je viens d’expliciter quelques-unes. D’autres sont là, peut-être moins visibles. 

Ce qu’il y a de tout à fait particulier, miraculeux - oserais-je même dire -, c’est que cela ne procède pas d’une intention délibérée, n’est pas le fruit de ma volonté. Cela peut paraître étrange mais ces deux formes se sont imposées à moi. Je les reconnais. Je peux les décrire. Mais je ne les ai pas choisies. Peut-être viennent-elles d’un rythme intérieur, d’un phrasé caché, toujours le même, et qui a trouvé ces deux formes pour s’incarner. 

 

 

C’est précisément cette douleur, dont tu dis qu’elle avance masquée, qui donne à ta poésie, au plus haut de sa joie, toute sa vérité, tout son poids de vie et d’humanité. J’avais écrit dans ma chronique de « À mains nues » : « Déchirement et fusion constituent les termes de cette poésie criant en un même souffle douleur et joie », exprimant très précisément chez toi cette dualité fondatrice. « Attentive, éperdument », c’est le titre, si tu es d’accord, que j’aimerais donner à l’ensemble de cette contribution, car il me semble pleinement caractériser ta démarche, ce don sans retenue que tu fais dans tes poèmes de ton attention au monde et à l’autre. Une dernière question si tu veux bien. Tu m’as dit, juste après ton opération, te réciter intérieurement, pour faire face à la douleur physique, de nombreux poèmes, poèmes que tu connais donc par cœur. Pourquoi et en quelle occasion mémorises-tu des poèmes ? Y cherches-tu une voix intérieure, capable de te soulager des maux de la vie, ou bien s’agit-il d’autre chose ? Peux-tu nous en dire davantage sur les poèmes et les poètes qui te parlent le plus, t’habitent le plus ?

 

 

Je vois effectivement que tu m’as bien lue et je t’en remercie encore une fois.

Comme je l’ai dit précédemment, écrire des poèmes et lire de la poésie sont les deux versants d’une même chose qui est devenue centrale dans ma vie. Et je passe plus de temps dans la fréquentation des poètes qu’à écrire moi-même. 

Dans certaines circonstances, dont celle à laquelle tu fais allusion, quand mes livres ne sont pas à portée de mains, je cherche les poèmes qui sont inscrits dans ma mémoire. Car je ne peux pas me passer de poésie un seul jour, une seule nuit. 

Certains poèmes sont inscrits dans ma mémoire depuis l’enfance ou l’adolescence, tous les poèmes appris à l’école, au collège, au lycée sont là, intacts. Ils sont pour la plupart des monuments de la littérature comparables au Taj Mahal, au château de Versailles, à Notre Dame ou à la Tour Eiffel, des poèmes écrits dans le marbre en lettres d’or ; notre patrimoine qui ne risque pas d’être en péril, ni de s’écrouler ou de succomber sous les flammes, tant que nous les lirons, les mémoriserons, les partagerons. Parmi eux, figurent des poèmes de Villon, Ronsard, Hugo, Baudelaire, Rimbaud (que je place tous deux très très haut), Verlaine, Apollinaire. Mais aussi des vers de Racine, de Corneille, de Molière, tout ce que l’institution scolaire m’a transmis.

Il m’a fallu attendre de quitter mon village, et d’être pensionnaire au lycée, pour entrer pour la première fois dans une librairie à l’occasion de la sortie autorisée du jeudi. C’est comme si j’entrais dans la caverne d’Ali Baba. Je me suis dirigée droit vers le rayon de poésie qui consistait en une seule étagère de petits livres blancs bien alignés où, sur la tranche le nom d’un poète et le titre du recueil s’écrivaient de part et d’autre d’un petit rectangle coloré sur lequel apparaissait un visage. Vous aurez reconnu la petite collection blanche Gallimard. C’est ainsi que le hasard, dicté par les choix de l’unique libraire de la petite ville d’Alençon, a mis entre mes mains « Capitale de la douleur » de Paul Éluard. Deuxième choc.

 

« L’amoureuse

 

Elle est debout sur mes paupières 

Et ses cheveux sont dans les miens (…) »

 

Mais l’amoureuse, c’était moi ! À quinze ans, l’amour était déjà la grande affaire de ma vie ! « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » ou ce que tu as toi-même cité : « Je suis devant ce paysage féminin comme un enfant devant le feu », « L’aube je t’aime, j’ai toute la nuit dans les veines » etc.. etc.. tout m’enchantait ! Coup de foudre pour Éluard ! 

Suivront, venant de la même étagère, Breton, Desnos, Aragon, Artaud… qui m’ont marquée durablement.

Éluard a été le poète de ma jeunesse. Je recopiais ses poèmes dans des carnets, dans des lettres. Un certain nombre se sont gravés dans ma mémoire sans que je fasse l’effort de les apprendre.

Par la suite, et en avançant dans la chronologie, j’ai pour compagnons les grands poètes de la deuxième moitié du XXe siècle : en premier lieu Jaccottet qui creuse le sillon de l’écriture à même les paysages, Bonnefoy, Dupin, Torreilles, Guillevic, Michaux, André Du Bouchet et son écriture épurée, puis Bernard Noël et Lorand Gaspar qui m’est très cher, l’immense Paul Celan, Ingeborg Bachman et tant d’autres…

La pratique du taï chi chuan et mon intérêt pour la pensée taoïste m’ont ouvert également le champ de la poésie chinoise et de la poésie japonaise avec les grands maîtres du haïku Basho Issa, plus proche de nous Soseki. Haïkus dont j’ai pratiqué l’écriture avant d’adopter mes formes brèves verticales et qui m’ont influencée pour sacrifier à cette exigence du peu qui fut pour un temps mon credo. 

Quand je me suis rapprochée des rives de la Méditerranée, c’est tout un autre domaine que j’ai exploré avec bonheur : Edmond Jabès, Adonis, Mahmoud Darwich, Salah Stétié, Israël Eliraz, Mohamed Bennis, Venus Khoury Ghata, Andrée Chedid…

Je chemine également avec mes contemporains en premier lieu les amis montpelliérains dont je suis de près le travail, comme James Sacré, Patricio Sanchez et deux femmes poètes auxquelles je voue une grande admiration et qui, à mon sens, seront des voix qui compteront : Régine Foloppe et Gaëlle Fonlupt. Je me sens proche parfois de la poésie de Dominique Sampiero. Dans les contemporains, je voudrais citer, dans un tout autre registre, le poète Baptiste Pizzinat dont la parole poétique, dans sa radicalité, me semble indispensable en ce moment. 

Je ne peux pas ne pas citer Rilke, Lorca, Neruda, Vallente, Alejandra Pizarnik, Roberto Juarroz, Eugénie de Andrade, Antonio Ramos Rosa et j’aimerais en citer tant et tant d’autres. Tout un océan de lectures…

Les poètes m’accompagnent ; ils m’aident à vivre, à nourrir mon intériorité, à façonner et élargir mon regard sur le monde. Ils me sont si indispensables. Pour moi, lire des poèmes est plus essentiel encore qu’en écrire. Je suis lucide : mes poèmes n’atteindront jamais ni le Taj Mahal, ni le Fuji Yama, ni le Kilimandjaro, ni même la Tour Eiffel ! J’écris modestement à hauteur d’Hortus et de Pic St Loup. Pour prendre de l’altitude et voir un peu plus au-delà de moi-même, heureusement il y a les poètes !

Je ne sais pas si la poésie peut changer le monde, le monde tel qu’il va (si mal ! perpétuant la barbarie, prônant des valeurs triomphantes de force et de brutalité, détruisant tant de manifestations du vivant et menaçant très gravement les conditions mêmes de la survie de l’humanité). C’est pour réfléchir à cette question-là qu’il faut lire Baptiste Pizzinat qui nous met bien les points sur les i, sur tous nos i…

Si la poésie ne pouvait pas changer le monde, elle peut me changer moi. Et si je continue d’écrire mes petites chozzzzzz c’est pour survivre moi-même, mais aussi pour les lire et les échanger avec les poètes d’ici et les amateurs de poésie alentour pour tisser des liens d’amitié, de sororité, de fraternité.

Exactement de la même façon je danse au sein de la compagnie amateure de danse contemporaine Lili&ken co-fondée il y a une bonne vingtaine d’années avec des amies danseuses. 

Écrire, danser : une manière de rester debout malgré tout, reliée aux autres, à quelques autres du moins…

Je finirai par ces quelques mots extraits de « Survivance des lucioles » de Georges Didi Huberman : 

 

« Nous devons donc nous-mêmes - en retrait du règne et de la gloire - dans la brèche ouverte entre le passé et le futur, devenir des lucioles et reformer par là une communauté de désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre »

 

Survivance des Lucioles 

Éditions de Minuit (2009)

 

 

***

 

 

Une image contenant plein air, plante, ciel, herbe

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POÈMES

 

 

 

Je suis la séparée, la traversante

corps illimité au prolongement des paysages

 

 

au long des crêtes, des failles

nos brèches, des horizons

 

 

Je n’oublie pas

tout ce noir entré dans ta bouche

 

 

et l’orée d’une route

 

 

elle va, rejoint

ma peau à l’étendue

 

 

                                        *

 

 

Poussière des tournoiements

une danse

 

 

à dévaler le chatoiement des pentes

de mes jambes torrentielles, sinueuses, embrasées

 

 

Dans l’emballement du corps, son chant

les gestes du silence où reposent les mots

 

 

mots comme pépites, étincelles à toucher votre regard

 

 

Le bleu jusqu’à l’inachèvement

 

 

                                        *

 

 

Chevauchant d’un sourire les grands fauves

tu vas, respires

 

 

redonnes à l’amandier

son poumon

 

 

Tu te défais des nacres, des duvets

des onctuosités

 

 

tu rejoins l’abrupt et les failles les pierres

des roches imprimées de mémoire, du passage des eaux

 

 

et les tunnels sous les buis

 

 

l’attente est une promesse

un pont, saveur de langues

 

 

pour soutenir l’haleine d’un très long baiser

 

 

sans mesure

un si long baiser

 

 

                                        *

 

 

Livrées au soir,

les roses prennent aux femmes leur visage

 

 

Je vois

l’extase précipitée de vos doigts

 

 

L’exil de la lumière, ses rythmes

 

 

Ils domptent le chant des sirènes

pour déciller votre peine

 

 

et déployer dans l’air mon geste

Extraire de l’œil du cheval

 

 

l’intempérance,

les algarades du vent, la semence des ombres

 

 

                                        *

 

À l’affût des ombres

dans le soyeux, dans l’énigme

 

 

des pétales de rose au bout de vos doigts

 

 

J’invoque pour vous le réveil des abeilles

l’oscillation du vent, le péril des fleurs

 

 

Je vois votre silhouette dans le grain de la lumière

mes mots en filigrane de ciel

 

 

Quand tout vacille et que fluctue la langue

ses élans, ses éclats, des débris

 

 

des scories incrustées au cœur même du désir

dans le flux d’un secret

 

 

                                        *

 

 

Votre main poursuit l’encrage de mes seins au paysage

de soleil en sommeil jour caviardé

 

 

tandis qu’à la lisière de ma robe

un peu de peau se découvre

 

 

elle entraîne

les ombres sauvages, les orchidées

 

 

au péril des fleurs, votre cœur

quand le désir aura mangé votre visage

 

 

roses de nuit envoyées

dans l’affolement des satins, les replis de l’impensé

 

 

                                        *

 

 

J’ai vu la mort de près, elle avait ses chevaux

Le vent dans les graminées déjà m’emportait

 

 

J’ai caché mon visage

 

 

dans les ronces, les griffures d’ombre

l’encre des barbelés, l’écorce des bouleaux

 

 

Je m’accrochais aux blanches déchirures

neige plus nue que la peau

 

 

avec ses éclats de rouge

accrocs de robes ou de coquelicots

 

 

Revers de la mort

au verso du visage, un poème

 

 

Il franchira les fossés

 

 

Jusqu’à vos mains qui fouillent

Fouillent sans cesse la terre, la nuit, les astres

 

 

                                        *

 

 

 

J’attends

vos sentiments à mains nues

 

 

couvée de ciels, éther, azur

 

 

à peine je vous distingue

silhouette, pas et peau de velours

 

 

Des mots s’échappent de ma robe

échos de dentelle et de fleurs

 

 

des mots ourlés d’oiseaux

 

 

Dans la découpe des ombres

pourfendent l’air jusqu’aux lointains

 

 

Et les grands fauves à nouveau entrent dans la mer

 

 

                                        *

 

 

J’ai pour vous la vérité caressante

le parler cru et fleuri du désir

 

 

J’ai l’enfance

en travers des prairies, en travers des forêts

 

 

Vos mains scabreuses et délicates

Touchent le ventre fuselé, blanc des hirondelles

 

 

Elles soulèvent la nuit

Une petite clarté vient à moi, elle claudique

 

 

Elle serre dans ses bras un secret

 

 

Un secret sans nom, sans forme ni visage

à peine une ombre, volatile et sauvage

 

 

Nous sommes le souffle des oiseaux

dans un cœur qui s’en va

 

 

                                        *

 

 

En bordure des braises

j’attends le chant qui ne vient pas

 

 

Clôture, cicatrice

sépare mon corps de son poids obscur

 

 

Ombre dégrafée

sein blanc glissé aux confins du paysage

 

 

Je distingue votre âme ombreuse

Elle approche, elle perce le ventre de la nuit

 

 

Percute mes retranchements, mes velours du dedans

l’enfouissement de la lumière

 

 

Il reste à inventer les peaux invisibles, l’amorce du poème

une danse, un feu sur la glace

 

 

Pour livrer

à la fin des phrases leurs vérités brûlantes

 

 

                                        *

 

 

J’attends du vent ses agissements,

ses hésitations dans l’azur

 

 

qu’il me ramène à la rive secrète et impudique

où des doigts parcourent mon sang

 

 

 

tandis qu’il remonte dans mes jambes

la marée, les laisses du jour, une valse

 

 

Tout est facile et lent

 

 

Je reste là, traversée de foehn

en proie à la migration des abeilles, la résolution des moiteurs

 

 

Au lieu de l’épuisement du sens

ou lit brûlant dans les dunes

 

 

je connais votre soupir, une destination

 

 

 

Poèmes extraits de « à mains nues », Éditions Alcyone

 

 

 

***

 

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Poèmes inédits extraits

de « Carnet de ciel »

 

 

 

©Ida Jaroschek

 

 

(*)

 

 

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BIOBIBLIOGRAPHIE

 

 

Née en 1961, poète, lauréate de plusieurs prix de poésie, Ida Jaroschek vit dans un petit village de la région du Pic Saint Loup, au nord de Montpellier. Sous ses pas de promeneuse, sous ses pas de danseuse, elle soulève des mots qui, parfois, au terme de longs détours intérieurs, méandres, sédimentations, oubli, travail incorporé, fabrique de clairières, parviennent à s’échapper pour composer le poème. Pour elle, écrire est la mise en forme des traces que le corps dessine dans l’espace du monde, le corps expression poétique de soi et des autres, au contact de la nature, des éléments, des paysages…

 

Parution aux éditions Souffles

-        à l’abri dans les nuits, Grand Prix de Poésie des 67èmes jeux littéraires de l’Association des Écrivains Méditerranéens, octobre 2009

 

Parution aux éditions Encre et lumière

-        la brèche de l’air, recueil de poèmes  avec des dessins de Pascal Thouvenin,

septembre 2011

-        survivance de la neige, Prix de poésie de la ville de Béziers 2012

 

Parution aux éditions La licorne

-        aborder les lointains, Prix d’Estieugues 2014

 

Parution aux éditions Henry

    -    ici soudain, Prix des Trouvères 2018, juré des lycéens

 

Parutions en revue et anthologies

-   depuis 2006 contribution régulière à la revue Souffles

-   depuis 2010, date de sa création, contribution régulière à la revue La main millénaire

-   depuis 2015 participation annuelle à l’Anthologie des Amis de l’Écritoire d’Estieugues

-   contribution au numéro 8 de la Revue Encre en mai 2021

-   contribution à l’ Anthologie des Voix de l’extrême en  2020, l’Anthologie internationale Mujeres Libres en 2021 (éd Tapuscrits) et L’éphémère, Frontières

-   les Anthologies Je dis Désirs et Paysage imaginaire, éd. PSVT 2021 et 2022

-   contribution au numéro 2 de la Revue la Forge (éd. de Corlevour) février 2024

 

Parution aux éditions Alcyone 2022

     -   à mains nues

 

Revues en ligne : Terre à ciel, Recours au poème, Revue Poétictac, Revue hélas.

Livres d’artistes :

-      Tango, embellies, naufrage, long poème en fragments, illustré par Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles, 2005

-      Novembre, texte en prose accompagné de photos de Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles, 2006

-       L’espace d’un souffle, quatre recueils de haïkus, au fil des saisons, inspirés des paysages de la région du Pic St loup, peintures de Catherine Bergerot Jones, éditions Poussière D. toiles, 2005 à 2008

-      Marines, recueils de poèmes illustrés par Catherine Bergerot Jones, éditions Poussières D. Toiles 2009

 

Le 19 novembre 2022 : reçoit le prix Paul Valéry de l’Académie Via Domitia Pierre Paul Riquet pour l’ensemble de son œuvre.

 

 

Ida Jaroschek

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Créé le 1er mars 2002