Le Salon de lecture

Découverte d'auteurs au hasard de nos rencontres

ACCUEIL

***

ARCHIVES SALON

 

SALON DE LECTURE

 

Avril-juin 2024

 

 

 

Jacques Guigou : « partager le chant du monde avec d’autres humains ».

 

Entretien et poèmes

 

(*)

 

Une image contenant texte, capture d’écran, Police

Description générée automatiquement

 

 

ENTRETIEN

(20-28 mai 2024)

 

Jacques, tu viens de publier dans la collection Lieu dEncres Vives, un recueil intitulé « Petite Camargue », rassemblant des poèmes écrits dans cette région littorale qui ta vu naître, berceau de ta poésie dont je dirais quelle est avant toute chose désir de poésie, de par la sensualité que dégage ton écriture, sa musicalité, son rythme, le chatoiement jubilatoire des mots et des images. De la mer, tu dis dans un de tes poèmes : « Lampleur de / son chant est toujours là / accordée à la fidélité saisonnière / des hautes eaux camarguaises ». Désir de concorde, d’éternité ? Doù est née ta poésie ? Plus généralement, peux-tu nous parler de tes débuts dans l’écriture poétique ?

 

J’ai du mal à dire, Éric, d’où est née ma poésie, car d’une certaine manière, je suis né avec elle. Mon œuvre de poésie est aujourd’hui largement accomplie mais non achevée, j’ai un recueil en cours sans doute prêt pour cet automne, son titre est encore « en fabrication ».

En dehors de tout psychologisme, je peux dire que la voix de ma mère m’a fait naître à la poésie. Ma mère était musicienne, elle tenait l’orgue du Grand Temple de Vauvert. Cheffe du chœur de la paroisse, à la maison, elle jouait au piano les classiques et, souvent, chantait des pièces d’opéra ou de variétés. Ce chant pour moi originel a très tôt trouvé de profonds échos dans le milieu naturel où j’ai passé l’essentiel des douze premières années de ma vie. Les vignes de la Costière et leurs hautes lignées, les marais, les branches des figuiers et des azeroliers, les rivages du golfe d’Aigues-Mortes, le Mistral et le vent marin, le soleil absolu des journées d’été, les flamants et les macreuses, formaient mon biotope physique autant qu’ontologique.

Un milieu qui, même éloigné et parfois très lointain, n’a cessé de m’attirer. «Il est comme un pendule cherchant infailliblement son milieu», écrit Marc Wetzel dans ses commentaires d’un de mes recueils.

Même s’il y occupe une place majeure, mon cycle de la mer — j’aime bien cette expression pour désigner mes recueils publiés depuis les années 1990 — n’épuise pas d’autres dimensions de ma poésie.

Ces autres dimensions, qui sont pour moi plus paternelles, c’est-dire politiques et philosophiques, constituent, avec le désir amoureux, la matière de mes recueils des années 1970-80. «Vous renouez, sans oblitérer le temps, avec la sobre façon (en Chine comme en Grèce), d’énoncer une poésie des causes impromptues», m’a écrit Pierre Naville à propos de Temps titré, un recueil publié en 1988 par Dominique Bedou.

Mais peut-être en parlerons-nous plus loin.

 

Cest bien un chant que lon entend à la lecture de tes textes et le désir immédiat qu'on ressent de les lire à voix haute traduit précisément cette dimension chantée. Tu évoques, dans lun des poèmes à laffiche de ce salon de lecture, une « quête infinie / du chant unique / du chant devenu / unique à force davoir été / partagé ». Désir de poésie qui serait donc désir de retour à lUn par le partage, celui du chant, premier autant quultime ? Tes poèmes sont empreints dhumanisme, tout, êtres et choses, y est vivant, on sent la quête dune symbiose, dune harmonie à retrouver. Pourquoi, pour qui, au fond, écris-tu ?

 

J’écris et je dis ma poésie pour partager le chant du monde avec d’autres humains. Dans les instants (espérés, singuliers) où il surgit, ce chant — ces chants, car ils sont divers dans leur unité — me parcourt tout l’être dans un profond mouvement de mots, de phrasés, de scansions, de rythmes, de silences. Ils sont la matière même de mes poèmes.

Des poèmes, qui au cours d’une lente et longue maturation, ont pris la forme de strophes. Une forme brève, épurée, que je dispose sur une page, rarement davantage. Mieux que le verset ou la stance, la strophe s’est imposée à moi comme la métrique la plus appropriée à mon chant. J’aime rappeler l’origine du mot dans la tragédie grecque (stephein = tourner) qui désignait le moment pendant lequel le chœur, tout en récitant, tournait autour de l’autel. Le mouvement inverse était l’antistrophe.

Tu remarques, Éric, qu’on entend un chant lorsque je dis mes strophes. Cela me réjouit d’autant plus que, pendant vingt ans, j’ai écrit et publié ma poésie sans que je la prononce en public. J’avais il est vrai, une autre parole dite en public, celle de mes cours à l’université, dont je ne négligeais pas la théâtralisation.

J’ai commencé à dire ma poésie en public, à travailler la mise en voix, dans les années 1990 et j’ai constaté plus tard que dans ces années-là, j’ai adopté la forme strophique. J’ai alors pratiqué concrètement ce que je savais intellectuellement : la poésie n’est pas un langage, mais une parole ; la première parole de l’espèce humaine. «Le langage est de la poésie fossile», énonce avec raison le philosophe américain R.W. Emerson.

J’ai progressé en matière de diction et de rythme, dans la préparation de récitals avec des musiciens. Notamment avec Christian Zagaria, un compositeur, interprète, improvisateur dans les musiques méditerranéennes et le jazz, qui joue de l’oud et du violon. Le dialogue entre l’oud et ma voix a été pour moi une profonde expérience poétique.

«Essaie de retrouver le son, le ton, la cadence de la première fois où te sont venus les mots qui composent ton poème», me disait Christian Zagaria, lorsque dans son studio, nous faisions des enregistrements préparatoires à nos récitals. Je n’ai pas oublié ce conseil.

«Jacques, ta poésie est affirmative, anaphorique», m’a dit James Sacré à la fin d’une lecture — Oui, James. Les anaphores, les assonances, les rythmes syncopés, les allitérations et bien d’autres tropes de type répétitif sont très présents dans mes strophes, car c’est un chant que j’espère offrir», lui ai-je répondu.

La poésie : un chant, une parole qui cherche sa voix. Je ne me lasse pas de dire avec jubilation ce distique de Marc Alyn : «La parole luisait, libre, dans sa substance / avide d’inventer sa propre fin : la voix» (Infini au-delà, 1972).

 

Tu as mentionné une influence autre, te venant de ton père, dans ta poésie des années 1970-1980, une période pendant laquelle précisément tu ne pratiquais pas encore la mise en voix de tes poèmes, soit que tu nen ressentes pas le besoin, soit que la forme de ta poésie dalors ne sy prête pas directement. On est tenté de voir dans ta démarche des années 1990 un retour à la sphère maternelle, au chant donc, à ces « paroles », mas-tu écrit, « surgies des eaux primordiales ». Sagit-il bien de cela ? Les poèmes de « Temps titré » sont en effet différents, lanaphore y est déjà présente, mais je ny entends pas ce chant dont tu dis quil est matière de tes poèmes, ton écriture y est plus distanciée, plus cérébrale, moins directement habitée par la pulsation du monde. Peux-tu nous parler de cette première période ? Ces deux phases de ta vie de poète résultent-elles de choix particuliers, de circonstances extérieures, ou bien lenchaînement en est-il plus profond, plus intimement lié au processus de genèse et de maturation de la parole poétique, à l’échelle dune vie ?

 

Comme tu le fais, Éric, quelques lecteurs de Poésie complète 1980-2020 ont également remarqué que s’opère un tournant dans ma poésie. « Un pivotement », m’a écrit Paul Amar, qui se situe pour lui entre les années 1988 (Temps Titré) et 1996 (Elle entre). Tu l’interprètes comme « un retour à la sphère maternelle ». Peut-être, mais il s’agirait alors d’un aller vers cette dimension, car si malgré son schématisme, on garde cette polarité père/mère, on peut situer mes six ou sept premiers recueils plutôt dans la sphère paternelle et donc pour moi politique, puisque mon père était un homme politique qui a marqué la vie locale vauverdoise pendant plusieurs décennies.

Ceci dit, dès ses débuts, ma poésie est aussi vivement animée par le désir amoureux et la figure féminine. S’il y a tournant, il n’y a pas pour autant rupture ou discontinuité. Ce qui continue, c’est le souffle de ces Vents indivisant dont j’ai fait le titre d’un recueil en 2004.

Mais revenons à ce que tu nommes ma « première période ». Les activités sociales, politiques, universitaires, qui étaient les miennes dans cette époque à Grenoble, transparaissent, bien sûr, dans les textes et parfois leurs titres (L’infusé radical, 1980). C’est l’époque où je menais des recherches sur les diverses formes d’aliénation individuelles et collectives dans la société contemporaine, sur les échecs des mouvements de contestations et d’émancipation des années des années 65-75 et sur les décompositions/recompositions de rapports sociaux toujours plus capitalisés qui ont suivi. Des recherches anthropologiques et des critiques politiques que j’ai publiées sous le titre La Cité des ego (L’impliqué, 1987). En 1989, avec la même visée critique, mais cette fois partagée avec d’autres auteurs européens, j’ai co-fondé la revue Temps critiques.

Révolte, critique de l’existant et aspiration à un autre présent se conjuguent selon des écritures rayonnantes où sentences, maximes, aphorismes, séries, choses vues et instant de tressaillement, voisinent avec de longs poèmes d’amour. Les tambours du temps et le sentiment océanique de la vie ne cessent d’annoncer un possible Avènement d’un rivage (2018).

Tu le vois, Éric, à la lumière de ta question, j’en viens en quelque sorte naturellement, à relier commencements et accomplissements ultérieurs. Cette continuité profonde de ma parole de poésie pendant presque cinq décennies, serait-elle « une manière humaine de faire face au réel » comme l’a écrit Jean-Paul Gavard-Perret dans son commentaire d’un de mes récents recueils ?

 

Il arrive même quamour et révolution se mêlent au sein dun même poème, comme dans celui intitulé « Fumées » de « LInfusé radical ». Je te cite : « Rien nest plus politique que ton étreinte / Jaime la radicalité de tes gestes nus / Ils ont comme un parfum de révolution sociale ». Une telle association a de quoi surprendre, et semble révéler un lien étroit entre ton activité de recherche en sociologie politique et les ressorts de ton écriture poétique, du moins quand il sagit dexprimer le désir amoureux. Désir amoureux qui par ailleurs semble se confondre avec désir d’écriture (« je suis un corps-machine-à-écrire / J’écris la jouissance de mon corps-machine / machine à créer du désir » écris-tu dans « Mon corps d’écriture jouit », poème qui introduit le même recueil). Serait-ce cela cette « manière humaine de faire face au réel », condenser désir damour et désir de révolte en un seul désir unificateur, réconciliant les deux sphères, celui d’écrire. Dirais-tu que ta poésie est une poésie du désir ? Au-delà, juges-tu que ton activité de recherche a influencé ta poésie ? Éternelle question des rapports entre science et poésie

 

On peut trouver en effet, dans les poèmes rassemblés dans mon premier recueil des correspondances entre l’élan amoureux et des mouvements révolutionnaires ou bien encore des soulèvements sociaux. Mes écrits sociologiques et politiques des années 1970 sur la critique de la psychologie de groupe, sur les normalisations de l’autogestion par le management participatif ou encore sur l’institution de l’analyse dans les rencontres, transparaissent dans ce premier recueil.

L’association de l’amour, de la poésie et de la révolution, c’est une histoire ancienne et le plus souvent ratée. Dans mon essai critique Poétiques révolutionnaires et poésie (2019), je rappelle qu’on trouve telles conjonctions d’abord chez les romantiques allemands, puis chez les poètes des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. On sait combien « La Révolution surréaliste » était indissociable de « l’amour fou »… Pensons aussi au poète franco-algérien Jean Sénac qui, en 1962 ayant pris fait et cause pour l’Algérie indépendante et ses tentatives (réprimées) d’autogestion dans certains domaines agricoles, lance : « Tu es belle comme un comité de gestion »…

Ceci dit, dès mes recueils suivants, cette association disparaît. Au fur et à mesure que j’approfondissais ma poésie, j’ai perçu, plus que les limites, surtout les risques d’enfermement que contenait cette politisation de l’amour. Toutefois, dans cette période, s’élèvent ça et là des appels à « un ébranlement du monde » et s’expriment des aspirations aux utopies se réalisant.

Dire que ma « poésie est une poésie du désir » ? Non, pas vraiment. Ce poème sur la jouissance de l’écriture de poésie est daté. Il se situe dans les années 1970 où j’ai vraiment commencé à consacrer du temps à la lecture de poésie et à la composition de poèmes. Remarquons aussi que s’affirmaient à l’époque les courants post-modernes et notamment ce que, dans l’immédiat post 68, on a nommé les philosophies du désir. Je n’ai pas partagé ces tendances ; elles étaient sans doute trop nihilistes pour moi.

Mes travaux de recherche, mes lectures scientifiques, philosophiques, politiques, historiques transparaissent probablement dans ma poésie. Mais s’il existe, ce rapport est lointain, métabolisé et je dirais presque, effacé. Certes, c’est le même individu qui agit et qui pense : je ne conçois pas une poésie sans pensée ; sans idées sûrement, mais pas sans pensée.

Depuis mes premières publications de poésie jusqu’à ce jour, j’ai toujours tenu à scrupuleusement séparer mon écriture poétique et mon écriture de recherche. C’est pour moi une sorte d’évidence, un allant de soi. Les recueils des scientifiques qui mêlent et tentent de relier les mots, les concepts ou les images relevant de leurs travaux de recherche avec les mots de leur poésie, m’ennuient.

Le cas de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet est pour moi emblématique de cette possible confusion. Il écrit que pendant les longues années où il conduisait ses recherches et où il écrivait aussi de la poésie, la règle de la séparation était pour lui absolue. Ce n’est que plus tard qu’il en vint à unifier dans un même imaginaire créatif ses œuvres graphiques, musicales et astrophysiques.

Lors de nos premières rencontres à la Maison de la poésie Joubert, apprenant de ta bouche que tu étais astrophysicien et connaissant un peu ton œuvre poétique, je t’ai demandé si tu établissais des liens ou si tu séparais les deux domaines. Tu m’as répondu que tu distinguais clairement tes deux écritures, mais qu’il y avait certainement des intuitions, des visions, qui relevaient du même esprit. Et notre dialogue, Éric, continue à ce sujet comme sur tant d’autres qui nous tiennent à cœur.

En définitive, pour tenter une réponse à ta question, j’avance que ni le désir amoureux, ni le désir d’écriture et pas davantage leur conjugaison, ne sont pour moi « une manière humaine de faire face au réel ». Faudrait-il, d’ailleurs, faire face au réel ? Il ne nous menace pas. Il se passe de nous et nous ne l’attendons pas. Nous pouvons parfois le rencontrer lorsque nous l’avons oublié. Il peut alors se manifester dans un exhaussement de l’instant (cf. Exhaussé de l’instant, 2013) et cacher son secret au cœur du poème.

 

Jacques, nous arrivons au terme de cet entretien, particulièrement riche. En deux mots, quels sont les poètes dont tu estimes que la lecture a le plus influencé ton écriture poétique ? Comment, concrètement, écris-tu, en te promenant, au contact direct de la nature, ou bien assis chez toi à ta table de travail ? Es-tu dans l'instant ou dans la mémoire quand tu écris? Peux-tu nous introduire brièvement lensemble de poèmes que tu as souhaité mettre à laffiche de ce salon de lecture, notamment à la lumière des éléments que tu nous a livrés au cours de cet entretien ? Merci à toi.

 

Depuis l’adolescence, je lis, je collectionne, j’apprends par cœur, je copie, je dis des livres de poésie. Il y a peu de temps encore, j’installais des étagères supplémentaires jusque dans les moindres recoins de la maison pour y placer des centaines de recueils, d’anthologies, d’albums, dispersés parmi les milliers d’autres. Tous ces poètes, par couches géologiques, par strates atmosphériques, ont déposé leurs marques dans ma mémoire. En citer quelques-uns, c’est en oublier beaucoup. Pour ne pas esquiver ta question, voici parmi tant et tant d’autres, quelques noms qui me sont chers.

Les grands souffles : Dante, Agrippa d’Aubigné, Walt Whitman, Victor Hugo, Ezra Pound, Frédéric Mistral, Saint-John Perse (« C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde… »). Les pénétrants : Giuseppe Ungaretti, Benjamin Peret, Armand Robin, Pierre Morhange, Yves Bonnefoy. Les rayonnants, Virgile, Jaufré Rudel, Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Odysséas Elytis, Marc Alyn, Kenneth White, George Oppen.

C’est le plus souvent en marchant que me viennent les premiers rythmes d’une strophe ; marches littorales, marches rurales ou marche domestique. L’élan de l’instant donne le la. Je m’arrête alors pour fixer sur un carnet, les mots, le phrasé, la vision. J’y reviens dans les jours suivants, parfois plus tard et ma mémoire de l’instant initial prend alors le relais pour conduire à un accomplissement possible du poème ; une version qui bien qu’avancée, n’est pas définitive.

Les strophes que j’ai choisies pour ce salon n’appellent pas de ma part de commentaires particuliers. Dans mes lectures et mes récitals, je ne présente jamais les poèmes que je vais dire. La pédagogie de la poésie m’insupporte. C’est d’emblée qu’il me faut commencer (cf. Mon recueil, D’emblée, publié en 2015).

Un vif merci, Éric, pour ton compagnonnage si clairvoyant.

 

***

 

Une image contenant texte, carte

Description générée automatiquement

 

POÈMES

 

 

Contre tes raisons d’enfant silencieux

devant l’offrande rouge

     de la mer

ce couchant te réconcilie

avec l’audace écarlate

     du soleil

celle-là même

qui te fait homme de février

contemplant les

meurtrissures du Mistral

sur la naissance de la nuit

 

*

 

Rien ne lui échappe

des promesses du monde

et rien ne la distrait

de sa quête infinie

du chant unique

du chant devenu

unique       à force davoir été

partagé

 

*

 

Brin damarre sans navire

brin daimance relié

aux divinations des osselets

jetés sur les sols soulevés de

lenfance

elle inverse avec le sérieux dune

pythonisse le cours

du canal royal

 

*

 

Jetée sous le langage

mais toujours hors sujet

elle couvre et recouvre

à même le rivage

ses maximes de mer

incrustées en oblique

par les crabes carrés de roche

 

*

 

Rencontrée sur les sables communs

allant son pas

allant sans autre don

que celui de faire lunion

des poissons-parleurs et des

       neptunes-rêveurs

elle disputera toujours

le dernier mot à la mort

 

*

 

Instiller au présent

la substance blanche de ses

mots à l’écorce fendue

ne lui a jamais suffi

il lui faut affronter

les verbes survoltés

il lui faut coïncider

avec le zénith

il lui faut éprouver l’apax

d’une danse avec la langue

il lui faut côtoyer en silence

l’espérance blessée du garçon

     solitaire

il lui faut sous les doigts

déchiffrer à l’aveugle

la lettre oraculaire des nacres

     finistères

il lui faut un littoral

     à féconder

il lui faut atteindre l’heure

de la rencontre

avec les voix qui flottent

 

*

 

Puisque la mer donne prise

et que port et palmes

laissent passer la douceur

du milieu du jour

elle monte       alors

la voix de l’arrière-gorge

celle qui ne dira rien

sur les étraves à venir

mais qui d’ici te souffle tout

 

*

 

Il lui faut une origine

     sans nom

pour fêter

l’insuffisance fertile des mots

il lui faut une enfance

pour sauter à califourchon

l’invariance des verbes

il lui faut une journée

     qui s’abandonne

pour s’orienter dans les fastes

venelles du temps

de ce temps qui joue

     avec nous

contre ses aléas

 

*

 

Ce matin exhalante

ce matin transparente

la mer

t’offre le sable de ses fonds

qui tremblent d’innocence

au loin

s’entendent les rapsodies

des êtres de midi

à la surface grave

du golfe qui soupire

il ne s’efface pas

le sillage du navire brise-cœur

 

*

 

Homme de la jetée

homme des bonnes extrémités

toi qui conçois une demeure

à chacun de tes pas

devras-tu la perdre de vue

cette voile à présent

séparée de ses parages ?

Homme de la jetée

homme des brèves éternités

te sais-tu l’invité

de l’hippocampe étoilé ?

 

*

 

Il se forme

ce ballant

de suffocation à invocation

il est graveur

ce ballant du cœur à l’extérieur

il dure

ce ballant de l’une à l’autre mer

ce ballant

en cercle sur le sable

ce ballant

sans aube ni crépuscule

ce ballant

ce ballant

ce ballant

 

*

 

À l’à-pic du cap gris

la mer languit ses laves

les vapeurs       les soupirs

que lui tirent ses laves

à l’à-pic du cap gris

la mer veut brasiller

à l’à-pic du cap gris

des humains vont s’aimer

 

*

 

Attiré

et sans doute aussi inquiété

le petit garçon au bâton

veut aller toucher la mer

la mer

à présent presque étale

la mer

qui ne prête pas ses eaux

aux jeux des petits d’hommes

la mer

étrangère à toute liberté

 

*

 

Voici le temps des longues pluies

celui qui ensevelit les nuisances des sables

voici le temps des étourneaux

spasme du bas souffle du haut

voici les pistes du maquis

en surplomb de la mer

les pistes aux pieds griffés

et aux tendons rompus

voici l’idylle

du soupirant et de la sauvagine

 

*

 

Attiré

encore une fois

par les sables mutiques du littoral

de ce littoral

vierge de sacrifice

Attiré

par ce bosquet

où la nostalgie va de l’avant

Attiré

par ces brisants

qui annoncent le bon moment

Attiré      Attiré       Attiré

 

*

 

Rosies par le Mistral
les salines du Repausset

renversent latmosphère

chargées dintensité
elles réconcilient l
unité déchirée

du vent et de linstant
et les nouveaux amants
qui sur leurs bords cheminent

reconnaissent alors
lastre de leur premier regard

 

*

 

Vents de mars     qui argentez
les verts de lolivier
vents de mars     gerçures des lèvres
pour ceux qui approchent le vide

vents de mars     ouverture du temps
vents de mars     vous voilà
vos visages ravis dans les voiles là-bas

 

*

 

Iode est là
et mémoire monte
relents des moules écrasées

mélisse des filets mis à sécher

iode est là
et instant gravite

sous la constellation des oursins

l’osier des paniers sassombrit

iode est là
et mer à feu continu de bleu

 

*

 

Un jour viendra

sur ce rivage

un jour viendra

porteur de ce qui n’a jamais commencé

jour de joie

dépouillé des dominations de la nuit

sur ce rivage

seuil et sable messagers

un jour viendra

 

 

©Jacques Guigou

 

 

(*)

 

Une image contenant Visage humain, personne, ride, Front

Description générée automatiquement

 

BIOBIBLIOGRAPHIE

 

Né en 1941 dans une ancienne famille de Vauvert où la médecine, la viticulture et la politique constituaient une solide tradition, Jacques Guigou ne sest pas entièrement écarté des activités de ses ancêtres lorsque, après un doctorat de sociologie à luniversité de Montpellier sur les jeunes ruraux, il a entrepris une carrière universitaire (Nancy, Algérie, Grenoble et Montpellier). En 1985, son doctorat d’État porte sur une approche critique de la formation. En 1991, il est nommé professeur à luniversité Paul Valéry de Montpellier, puis professeur émérite en 2009.

La nécessité dune intervention dans les contradictions de lhistoire par le faire, conjuguée à la contemplation du monde par le silence et par le dire, nont pas cessé de lhabiter. Auteur de plusieurs ouvrages critiques sur les bouleversements sociopolitiques contemporains, créateur des éditions de limpliqué il est aussi cofondateur de la revue Temps critiques.

Dès les années 1970, Jacques Guigou écrit ce quil espère être de la poésie, car de celle-ci nous ne pouvons tout au plus que soupçonner la réalité comme nous le rappelle René Char dans son Éloge dune soupçonnée. Il vit à Montpellier doù il rejoint fréquemment « ce littoral dont le nom est un passage », pour y guetter la possible venue dune parole, à linstant où « témoin secret dune étoile inédite/ dernier rocher de la jetée/fait pivoter le monde ».

Depuis le début des années 1980, les écrits de poésie de Jacques Guigou sont publiés en livres et en revues. En 2020, Poésie complète 1980-2020, rassemble lensemble de sa poésie publiée lors de ces quatre décennies. Il poursuit son cheminement poétique avec Sans mal littoral, son vingt et unième recueil édité en 2022, puis Petite Camargue en 2024.

Plusieurs de ses recueils ont été traduits, notamment en occitan, en chinois et en anglais.

Les nombreux récitals, lectures, rencontres, festivals, auxquels il participe sont pour lui moments de partage des voix primordiales.

Jacques Guigou est secrétaire du Bureau de la Maison de la poésie Jean Joubert.

 

Bibliographie :

 

Petite Camargue. Encres Vives, 2024.

L’instant dénoue ce que la durée avait lié.瞬间拆散 那时间以前连结的. Traduction en chinois par Cheng Shu Cai. L’impliqué, 2023.

Incantations vauverdoises. L’impliqué, 2023.

Sans mal littoral. L’Harmattan, 2022.

Poésie complète 1980-2020. L’impliqué, 2020.

Avenimen d’un ribage. Traduction en provençal par Jean-Claude Forêt. L’Harmattan, 2019.

Avènement d’un rivage. L’Harmattan, 2018.

D’emblée. L’Harmattan, 2015.

Exhaussé de l’instant. L’Harmattan, 2013.

Augure du grau. L’Harmattan, 2012.

La mer, presque. L’Harmattan, 2011.

Par les fonds soulevés. L’Harmattan, 2010.

Strophes aux Aresquiers. Traduction en occitan par Jean-Marie Petit. L’impliqué, 2010.

Prononcer, Garder. L’Harmattan, 2007.

Vents indivisant. L’Harmattan, 2004.

Ici primordial. L’Harmattan, 2001.

Sables intouchables. L’Harmattan, 1999.

Son chant. L’Harmattan, 1997.

Elle entre. L’Harmattan, 1995.

Une aube sous les doigts. L’Harmattan, 1994.

Blanches. L’impliqué, 1993.

Temps titré. Dominique Bedou, 1988.

Ce monde au nid. Dominique Bedou, 1986.

Contre toute attente le moment combat. D.Bedou, 1983.

Actives azeroles. Presses du Castellum, 1982.

L’infusé radical. Saint-Germain-des-Prés, 1980.

 

 

Jacques Guigou

Francopolis avril-juin 2024

Recherche Éric Chassefière 
 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis  ~  Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

 

 

Créé le 1 mars 2002