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hasard de nos rencontres |
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SALON
DE LECTURE Avril-juin 2024 Jacques Guigou : « partager le chant du monde avec d’autres humains ». Entretien et poèmes (*) |
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ENTRETIEN (20-28
mai 2024) Jacques,
tu viens de publier dans la collection Lieu d’Encres Vives, un
recueil intitulé « Petite Camargue », rassemblant des poèmes
écrits dans cette région littorale qui t’a vu naître,
berceau de ta poésie dont je dirais qu’elle est avant
toute chose désir de poésie, de
par la sensualité
que dégage ton écriture, sa
musicalité, son rythme, le chatoiement jubilatoire des mots et des images. De
la mer, tu dis dans un de tes poèmes : « L’ampleur de / son
chant est toujours là / accordée à la fidélité saisonnière / des hautes
eaux camarguaises ». Désir de concorde, d’éternité ? D’où est
née ta poésie ?
Plus généralement, peux-tu nous parler de tes débuts dans l’écriture
poétique ? J’ai
du mal à dire, Éric, d’où est née ma poésie, car d’une certaine manière, je
suis né avec elle. Mon œuvre de poésie est
aujourd’hui largement accomplie mais non achevée, j’ai un recueil en cours
sans doute prêt pour cet automne, son titre est encore « en
fabrication ». En
dehors de tout psychologisme, je peux dire que la voix de ma mère m’a fait
naître à la poésie. Ma mère était musicienne, elle tenait l’orgue du Grand
Temple de Vauvert. Cheffe du chœur de la paroisse, à la maison, elle jouait
au piano les classiques et, souvent, chantait des pièces d’opéra ou de
variétés. Ce chant pour moi originel a très tôt trouvé de profonds échos dans
le milieu naturel où j’ai passé l’essentiel des douze premières années de ma
vie. Les vignes de la Costière et leurs hautes lignées, les marais, les
branches des figuiers et des azeroliers, les rivages du golfe
d’Aigues-Mortes, le Mistral et le vent marin, le soleil absolu des journées
d’été, les flamants et les macreuses, formaient mon biotope physique autant
qu’ontologique. Un
milieu qui, même éloigné et parfois très lointain, n’a cessé de m’attirer. « Il est comme un
pendule cherchant infailliblement son milieu », écrit Marc Wetzel dans ses
commentaires d’un de mes recueils. Même
s’il y occupe une place majeure, mon cycle de la mer
— j’aime bien cette expression pour désigner mes recueils publiés depuis
les années 1990 — n’épuise pas d’autres dimensions de ma poésie. Ces
autres dimensions, qui sont pour moi plus paternelles, c’est-dire politiques
et philosophiques, constituent, avec le désir amoureux, la matière de mes
recueils des années 1970-80. « Vous renouez, sans oblitérer le temps, avec
la sobre façon (en Chine comme en Grèce), d’énoncer une poésie des causes
impromptues », m’a écrit Pierre
Naville à propos de Temps titré, un recueil
publié en 1988 par Dominique Bedou. Mais
peut-être en parlerons-nous plus loin. C’est bien un chant
que l’on entend à la
lecture de tes textes et le désir immédiat qu'on ressent de les
lire à voix haute traduit précisément cette dimension chantée. Tu évoques,
dans l’un des poèmes à l’affiche de ce salon
de lecture, une « quête infinie / du chant
unique / du chant devenu / unique à force d’avoir été /
partagé ». Désir de poésie qui serait donc désir de retour à l’Un par le partage,
celui du chant, premier autant qu’ultime ?
Tes poèmes sont empreints d’humanisme, tout,
êtres et choses, y est vivant, on sent la quête d’une symbiose, d’une harmonie à
retrouver. Pourquoi, pour qui, au fond, écris-tu ? J’écris
et je dis ma poésie pour partager le chant du monde avec d’autres humains.
Dans les instants (espérés, singuliers) où il surgit, ce chant — ces chants,
car ils sont divers dans leur unité — me parcourt tout l’être dans un profond
mouvement de mots, de phrasés, de scansions, de rythmes, de silences. Ils
sont la matière même de mes poèmes. Des
poèmes, qui au cours d’une lente et longue maturation, ont pris la forme de strophes. Une forme brève, épurée, que je dispose
sur une page, rarement davantage. Mieux que le verset ou la stance, la
strophe s’est imposée à moi comme la métrique la plus appropriée à mon chant.
J’aime rappeler l’origine du mot dans la tragédie grecque (stephein = tourner) qui désignait le moment pendant lequel le
chœur, tout en récitant, tournait autour de l’autel. Le mouvement inverse
était l’antistrophe. Tu
remarques, Éric, qu’on entend un chant lorsque je dis mes strophes. Cela me
réjouit d’autant plus que, pendant vingt ans, j’ai écrit et publié ma poésie
sans que je la prononce en public. J’avais il est vrai, une autre parole dite
en public, celle de mes cours à l’université, dont je ne négligeais pas la
théâtralisation. J’ai
commencé à dire ma poésie en public, à travailler la mise en voix, dans les
années 1990 et j’ai constaté plus tard que dans ces années-là, j’ai adopté la
forme strophique. J’ai alors pratiqué concrètement ce que je savais
intellectuellement : la poésie n’est pas un langage, mais une
parole ; la première parole de l’espèce humaine. « Le langage est de
la poésie fossile », énonce avec
raison le philosophe américain R.W. Emerson. J’ai
progressé en matière de diction et de rythme, dans la préparation de récitals
avec des musiciens. Notamment avec Christian Zagaria,
un compositeur, interprète, improvisateur dans les musiques méditerranéennes
et le jazz, qui joue de l’oud et du violon. Le dialogue entre l’oud et ma
voix a été pour moi une profonde expérience poétique. « Essaie de retrouver
le son, le ton, la cadence de la première fois où te sont venus les mots qui
composent ton poème », me disait
Christian Zagaria, lorsque dans son studio, nous
faisions des enregistrements préparatoires à nos récitals. Je n’ai pas oublié
ce conseil. « Jacques, ta poésie
est affirmative, anaphorique », m’a dit James Sacré à la fin d’une lecture
— Oui, James. Les anaphores, les assonances, les rythmes syncopés, les
allitérations et bien d’autres tropes de type répétitif sont très présents
dans mes strophes, car c’est un chant que j’espère offrir », lui ai-je
répondu. La
poésie : un chant, une parole qui cherche sa voix. Je ne me lasse pas de dire
avec jubilation ce distique de Marc Alyn : « La parole luisait,
libre, dans sa substance / avide d’inventer sa propre fin : la voix » (Infini au-delà, 1972). Tu
as mentionné une influence autre, te venant de ton père,
dans ta poésie des années 1970-1980, une période pendant laquelle précisément
tu ne pratiquais pas encore la mise en voix de tes poèmes, soit que tu n’en ressentes pas le
besoin, soit que la forme de ta poésie d’alors ne s’y prête pas
directement. On est tenté de voir dans ta démarche des années 1990 un retour
à la sphère
maternelle, au chant donc, à ces « paroles », m’as-tu écrit,
« surgies des eaux primordiales ». S’agit-il bien de
cela ? Les poèmes de « Temps titré » sont en effet différents, l’anaphore y est déjà présente, mais je
n’y entends pas ce
chant dont tu dis qu’il est matière
de tes poèmes, ton écriture y est
plus distanciée, plus cérébrale, moins directement habitée par la pulsation
du monde. Peux-tu nous parler de cette première
période ? Ces deux phases de ta vie de poète
résultent-elles de choix particuliers, de circonstances extérieures, ou bien
l’enchaînement en
est-il plus profond, plus intimement lié au processus de genèse
et de maturation de la parole poétique, à l’échelle d’une vie ? Comme
tu le fais, Éric, quelques lecteurs de Poésie complète
1980-2020 ont également remarqué que s’opère un tournant dans ma
poésie. « Un pivotement », m’a écrit Paul Amar, qui se situe pour
lui entre les années 1988 (Temps Titré) et
1996 (Elle entre). Tu l’interprètes comme
« un retour à la sphère maternelle ». Peut-être, mais il s’agirait
alors d’un aller vers cette dimension, car si malgré son schématisme, on
garde cette polarité père/mère, on peut situer mes six ou sept premiers
recueils plutôt dans la sphère paternelle et donc pour moi politique, puisque
mon père était un homme politique qui a marqué la vie locale vauverdoise
pendant plusieurs décennies. Ceci dit, dès ses débuts,
ma poésie est aussi vivement animée par le désir amoureux et la figure
féminine. S’il y a tournant, il n’y a pas pour autant rupture ou
discontinuité. Ce qui continue, c’est le souffle de ces Vents
indivisant dont j’ai fait le titre d’un
recueil en 2004. Mais
revenons à ce que tu nommes ma « première période ». Les activités
sociales, politiques, universitaires, qui étaient les miennes dans cette
époque à Grenoble, transparaissent, bien sûr, dans les textes et parfois
leurs titres (L’infusé radical, 1980). C’est
l’époque où je menais des recherches sur les diverses formes d’aliénation
individuelles et collectives dans la société contemporaine, sur les échecs
des mouvements de contestations et d’émancipation des années des années 65-75
et sur les décompositions/recompositions de rapports sociaux toujours plus
capitalisés qui ont suivi. Des recherches anthropologiques et des critiques
politiques que j’ai publiées sous le titre La Cité des
ego (L’impliqué, 1987). En 1989, avec la même visée critique, mais
cette fois partagée avec d’autres auteurs européens, j’ai co-fondé la revue Temps critiques. Révolte,
critique de l’existant et aspiration à un autre présent se conjuguent selon
des écritures rayonnantes où sentences, maximes, aphorismes, séries, choses
vues et instant de tressaillement, voisinent avec de longs poèmes d’amour.
Les tambours du temps et le sentiment océanique de la vie ne cessent
d’annoncer un possible Avènement d’un rivage (2018).
Tu
le vois, Éric, à la lumière de ta question, j’en viens en quelque sorte naturellement, à relier commencements et accomplissements
ultérieurs. Cette continuité profonde de ma parole de poésie pendant presque
cinq décennies, serait-elle « une manière humaine de faire face au
réel » comme l’a écrit Jean-Paul Gavard-Perret
dans son commentaire d’un de mes récents recueils ? Il
arrive même qu’amour et révolution
se mêlent au sein d’un même poème,
comme dans celui intitulé « Fumées » de
« L’Infusé
radical ». Je te cite : « Rien n’est plus politique
que ton étreinte / J’aime la radicalité
de tes gestes nus / Ils ont comme un parfum de révolution sociale ». Une
telle association a de quoi surprendre, et semble révéler un lien étroit
entre ton activité de recherche en sociologie politique et les ressorts de
ton écriture poétique, du moins quand il s’agit d’exprimer le désir
amoureux. Désir amoureux qui par ailleurs semble se confondre avec désir
d’écriture (« je suis un corps-machine-à-écrire / J’écris la jouissance
de mon corps-machine / machine à créer du désir » écris-tu dans « Mon corps d’écriture jouit », poème
qui introduit le même recueil). Serait-ce cela cette « manière humaine de faire
face au réel », condenser désir d’amour et désir de
révolte en un seul désir unificateur, réconciliant les deux sphères, celui d’écrire.
Dirais-tu que ta poésie est une poésie du désir ? Au-delà, juges-tu que
ton activité de recherche a influencé ta poésie ? Éternelle question
des rapports entre science et poésie… On
peut trouver en effet, dans les poèmes rassemblés dans mon premier recueil
des correspondances entre l’élan amoureux et des mouvements révolutionnaires
ou bien encore des soulèvements sociaux. Mes écrits sociologiques et
politiques des années 1970 sur la critique de la
psychologie de groupe, sur les normalisations de l’autogestion par le
management participatif ou encore sur l’institution de l’analyse dans les
rencontres, transparaissent dans ce premier recueil. L’association
de l’amour, de la poésie et de la révolution, c’est une histoire ancienne et
le plus souvent ratée. Dans mon essai critique Poétiques
révolutionnaires et poésie (2019), je
rappelle qu’on trouve telles conjonctions d’abord chez les romantiques
allemands, puis chez les poètes des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. On sait combien « La Révolution
surréaliste » était indissociable de « l’amour fou »… Pensons aussi au poète franco-algérien Jean Sénac
qui, en 1962 ayant pris fait et cause pour l’Algérie
indépendante et ses tentatives (réprimées) d’autogestion dans certains
domaines agricoles, lance : « Tu es belle comme un comité de
gestion »… Ceci dit, dès mes recueils
suivants, cette association disparaît. Au fur et à mesure que
j’approfondissais ma poésie, j’ai perçu, plus que les limites, surtout les
risques d’enfermement que contenait cette politisation de l’amour. Toutefois,
dans cette période, s’élèvent ça et là des appels à
« un ébranlement du monde » et s’expriment des aspirations aux
utopies se réalisant. Dire
que ma « poésie est une poésie du désir » ? Non, pas vraiment. Ce
poème sur la jouissance de l’écriture de poésie est daté. Il se situe dans
les années 1970 où j’ai vraiment commencé à
consacrer du temps à la lecture de poésie et à la composition de poèmes.
Remarquons aussi que s’affirmaient à l’époque les courants post-modernes et
notamment ce que, dans l’immédiat post 68, on a nommé les philosophies du
désir. Je n’ai pas partagé ces tendances ; elles étaient sans doute trop
nihilistes pour moi. Mes
travaux de recherche, mes lectures scientifiques, philosophiques, politiques,
historiques transparaissent probablement dans ma poésie. Mais s’il existe, ce
rapport est lointain, métabolisé et je dirais presque, effacé. Certes, c’est
le même individu qui agit et qui pense : je ne conçois pas une
poésie sans pensée ; sans idées sûrement, mais pas sans pensée. Depuis
mes premières publications de poésie jusqu’à ce jour, j’ai toujours tenu à
scrupuleusement séparer mon écriture poétique et mon écriture de recherche.
C’est pour moi une sorte d’évidence, un allant de soi. Les recueils des
scientifiques qui mêlent et tentent de relier les mots, les concepts ou les
images relevant de leurs travaux de recherche avec les mots de leur poésie,
m’ennuient. Le
cas de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet est
pour moi emblématique de cette possible confusion. Il écrit que pendant les
longues années où il conduisait ses recherches et où il écrivait aussi de la
poésie, la règle de la séparation était pour lui absolue. Ce n’est que plus
tard qu’il en vint à unifier dans un même imaginaire créatif ses œuvres
graphiques, musicales et astrophysiques. Lors
de nos premières rencontres à la Maison de la poésie Joubert, apprenant de ta
bouche que tu étais astrophysicien et connaissant un peu ton œuvre poétique,
je t’ai demandé si tu établissais des liens ou si tu séparais les deux
domaines. Tu m’as répondu que tu distinguais clairement tes deux écritures,
mais qu’il y avait certainement des intuitions, des visions, qui relevaient
du même esprit. Et notre dialogue, Éric, continue à ce sujet comme sur tant
d’autres qui nous tiennent à cœur. En
définitive, pour tenter une réponse à ta question, j’avance que ni le désir
amoureux, ni le désir d’écriture et pas davantage leur conjugaison, ne sont
pour moi « une manière humaine de faire face au réel ».
Faudrait-il, d’ailleurs, faire face au réel ? Il ne nous menace pas. Il
se passe de nous et nous ne l’attendons pas. Nous pouvons parfois le
rencontrer lorsque nous l’avons oublié. Il peut alors se manifester dans un
exhaussement de l’instant (cf. Exhaussé de l’instant,
2013) et cacher son secret au cœur du poème. Jacques,
nous arrivons au terme de cet entretien, particulièrement riche. En deux
mots, quels sont les poètes dont tu estimes que la lecture a le plus
influencé ton écriture poétique ? Comment, concrètement, écris-tu, en te
promenant, au contact direct de la nature, ou bien assis chez toi à ta table
de travail ? Es-tu dans l'instant ou dans la mémoire quand tu écris? Peux-tu nous introduire brièvement l’ensemble
de poèmes que tu as souhaité mettre à l’affiche de ce salon
de lecture, notamment à la lumière des éléments que tu nous a livrés au cours de cet entretien ? Merci à
toi. Depuis l’adolescence, je lis, je
collectionne, j’apprends par cœur, je copie, je dis des livres de poésie. Il
y a peu de temps encore, j’installais des étagères supplémentaires jusque
dans les moindres recoins de la maison pour y placer des centaines de recueils,
d’anthologies, d’albums, dispersés parmi les milliers d’autres. Tous ces
poètes, par couches géologiques, par strates atmosphériques, ont déposé leurs
marques dans ma mémoire. En citer quelques-uns, c’est en oublier beaucoup.
Pour ne pas esquiver ta question, voici parmi tant et tant
d’autres, quelques noms qui me sont chers. Les grands souffles : Dante, Agrippa
d’Aubigné, Walt Whitman, Victor Hugo, Ezra Pound, Frédéric Mistral,
Saint-John Perse (« C’étaient de très grands vents sur toutes faces
de ce monde… »). Les pénétrants : Giuseppe Ungaretti, Benjamin Peret, Armand Robin, Pierre Morhange, Yves Bonnefoy. Les
rayonnants, Virgile, Jaufré Rudel,
Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Odysséas
Elytis, Marc Alyn, Kenneth White, George Oppen. C’est le plus souvent en marchant que me
viennent les premiers rythmes d’une strophe ; marches littorales, marches
rurales ou marche domestique. L’élan de l’instant donne le la. Je m’arrête
alors pour fixer sur un carnet, les mots, le phrasé, la vision. J’y reviens
dans les jours suivants, parfois plus tard et ma mémoire de l’instant initial
prend alors le relais pour conduire à un accomplissement possible du
poème ; une version qui bien qu’avancée, n’est pas définitive. Les strophes que j’ai choisies pour ce salon
n’appellent pas de ma part de commentaires particuliers. Dans mes lectures et
mes récitals, je ne présente jamais les poèmes que je vais dire. La pédagogie
de la poésie m’insupporte. C’est d’emblée qu’il me faut
commencer (cf. Mon recueil, D’emblée, publié en 2015). Un vif merci, Éric, pour ton compagnonnage
si clairvoyant. *** POÈMES Contre tes raisons d’enfant
silencieux devant l’offrande rouge de la mer ce couchant te réconcilie avec l’audace écarlate du soleil celle-là même qui te fait homme de février contemplant les meurtrissures du Mistral sur la naissance de la nuit * Rien ne lui échappe des promesses du monde et rien ne la distrait de sa quête infinie du chant unique du chant devenu unique à force d’avoir été partagé * Brin d’amarre sans
navire brin d’aimance
relié aux divinations des osselets jetés sur les sols soulevés de l’enfance elle inverse avec le sérieux d’une pythonisse le cours du canal royal * Jetée sous le
langage mais toujours hors sujet elle couvre et recouvre à même le rivage ses maximes de mer incrustées en oblique par les crabes carrés de roche * Rencontrée sur les
sables communs allant son pas allant sans autre don que celui de faire l’union des poissons-parleurs et des neptunes-rêveurs elle disputera toujours le dernier mot à la mort * Instiller au
présent la substance blanche
de ses mots à l’écorce fendue ne lui a jamais suffi il lui faut affronter les verbes survoltés il lui faut coïncider avec le zénith il lui faut éprouver
l’apax d’une danse avec la
langue il lui faut côtoyer
en silence l’espérance blessée du garçon solitaire il lui faut sous les
doigts déchiffrer à l’aveugle la lettre oraculaire
des nacres finistères il lui faut un
littoral à féconder il lui faut atteindre
l’heure de la rencontre avec les voix qui
flottent * Puisque la mer
donne prise et que port et palmes laissent passer la douceur du milieu du jour elle monte alors la voix de
l’arrière-gorge celle qui ne dira rien sur les étraves à
venir mais qui d’ici te
souffle tout * Il
lui faut une origine sans
nom pour
fêter l’insuffisance
fertile des mots il
lui faut une enfance pour
sauter à califourchon l’invariance
des verbes il
lui faut une journée qui
s’abandonne pour
s’orienter dans les fastes venelles
du temps de
ce temps qui joue avec
nous contre
ses aléas * Ce matin exhalante ce matin transparente
la mer t’offre le sable de ses
fonds qui tremblent
d’innocence au loin s’entendent les rapsodies des êtres de midi à la surface grave du golfe qui soupire il ne s’efface pas le sillage du navire
brise-cœur * Homme de la jetée homme des bonnes
extrémités toi qui conçois une
demeure à chacun de tes pas devras-tu la perdre de
vue cette voile à présent séparée de ses
parages ? Homme de la jetée homme des brèves
éternités te sais-tu l’invité de l’hippocampe
étoilé ? * Il se forme ce ballant de suffocation à
invocation il est graveur ce ballant du cœur à
l’extérieur il dure ce ballant de l’une
à l’autre mer ce ballant en cercle sur le
sable ce ballant sans aube ni
crépuscule ce ballant ce ballant ce ballant * À l’à-pic du cap gris la mer languit ses
laves les vapeurs les soupirs que lui tirent ses
laves à l’à-pic du cap
gris la mer veut
brasiller à l’à-pic du cap
gris des humains vont
s’aimer * Attiré et sans
doute aussi inquiété le petit
garçon au bâton veut aller
toucher la mer la mer à présent
presque étale la mer qui ne
prête pas ses eaux aux jeux
des petits d’hommes la mer étrangère à
toute liberté * Voici le
temps des longues pluies celui qui
ensevelit les nuisances des sables voici le
temps des étourneaux spasme du
bas souffle du haut voici les
pistes du maquis en surplomb
de la mer les pistes
aux pieds griffés et aux
tendons rompus voici
l’idylle du
soupirant et de la sauvagine * Attiré encore une
fois par les
sables mutiques du littoral de ce
littoral vierge de
sacrifice Attiré par ce
bosquet où la
nostalgie va de l’avant Attiré par ces brisants qui
annoncent le bon moment Attiré Attiré Attiré * Rosies par le Mistral renversent l’atmosphère chargées d’intensité du vent et de l’instant reconnaissent alors * Vents de mars qui argentez vents de mars ouverture du temps * Iode est là mélisse des filets mis à sécher iode est là l’osier des paniers s’assombrit iode est là * Un jour viendra sur ce rivage un jour viendra porteur de ce qui n’a jamais
commencé jour de joie dépouillé des dominations de la nuit
sur ce rivage seuil et sable messagers un jour viendra ©Jacques
Guigou |
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(*) BIOBIBLIOGRAPHIE Né
en 1941 dans une ancienne famille de Vauvert où la médecine, la viticulture et la
politique constituaient une solide tradition, Jacques Guigou ne s’est
pas entièrement
écarté des activités de
ses ancêtres lorsque, après un doctorat de sociologie à l’université
de Montpellier sur les jeunes ruraux, il a entrepris une carrière universitaire (Nancy, Algérie,
Grenoble et Montpellier). En 1985, son doctorat d’État porte sur une approche
critique de la formation. En 1991, il est nommé professeur à l’université
Paul Valéry de Montpellier, puis professeur émérite en 2009. La nécessité d’une
intervention dans les contradictions de l’histoire
par le faire, conjuguée à la contemplation du monde par le silence
et par le dire, n’ont
pas cessé de l’habiter.
Auteur de plusieurs ouvrages critiques sur les bouleversements
sociopolitiques contemporains, créateur des éditions de l’impliqué
il est aussi cofondateur de la revue Temps critiques. Dès
les années 1970, Jacques Guigou écrit ce qu’il
espère être de la poésie, car de celle-ci nous ne pouvons tout au
plus que soupçonner la réalité comme nous le rappelle René Char dans son Éloge d’une soupçonnée. Il vit à Montpellier d’où il rejoint fréquemment « ce littoral
dont le nom est un passage »,
pour y guetter la possible venue d’une
parole, à l’instant
où « témoin secret d’une
étoile inédite/ dernier rocher de la jetée/fait pivoter le monde ». Depuis
le début des années 1980, les écrits de poésie de Jacques Guigou sont publiés
en livres et en revues. En 2020, Poésie complète
1980-2020, rassemble l’ensemble
de sa poésie publiée lors de ces quatre décennies. Il poursuit son
cheminement poétique avec Sans mal littoral,
son vingt et unième recueil édité en 2022, puis Petite
Camargue en 2024. Plusieurs
de ses recueils ont été traduits, notamment en occitan, en chinois et en
anglais. Les
nombreux récitals, lectures, rencontres, festivals, auxquels il participe
sont pour lui moments de partage des voix primordiales. Jacques
Guigou est secrétaire du Bureau de la Maison de la poésie Jean Joubert. Bibliographie : Petite Camargue. Encres Vives, 2024. L’instant dénoue ce que la durée
avait lié.瞬间拆散 那时间以前连结的. Traduction
en chinois par Cheng Shu Cai. L’impliqué, 2023. Incantations
vauverdoises. L’impliqué, 2023. Sans mal littoral. L’Harmattan, 2022. Poésie complète
1980-2020. L’impliqué, 2020. Avenimen
d’un ribage. Traduction en provençal par Jean-Claude Forêt.
L’Harmattan, 2019. Avènement d’un
rivage. L’Harmattan, 2018. D’emblée. L’Harmattan, 2015. Exhaussé de
l’instant. L’Harmattan, 2013. Augure du grau. L’Harmattan, 2012. La mer, presque. L’Harmattan, 2011. Par les fonds
soulevés. L’Harmattan, 2010. Strophes aux Aresquiers. Traduction
en occitan par Jean-Marie Petit. L’impliqué, 2010. Prononcer, Garder. L’Harmattan, 2007. Vents indivisant. L’Harmattan, 2004. Ici primordial. L’Harmattan, 2001. Sables intouchables. L’Harmattan, 1999. Son chant. L’Harmattan, 1997. Elle entre. L’Harmattan, 1995. Une aube sous les
doigts. L’Harmattan, 1994. Blanches. L’impliqué, 1993. Temps titré. Dominique Bedou, 1988. Ce monde au nid. Dominique Bedou, 1986. Contre toute
attente le moment combat. D.Bedou, 1983. Actives azeroles. Presses du Castellum, 1982.
L’infusé radical. Saint-Germain-des-Prés, 1980. |
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Jacques Guigou Francopolis avril-juin 2024 Recherche Éric
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le 1 mars 2002