Le Salon de lecture

sunstbull1

Découverte d'auteurs au hasard de nos rencontres

ACCUEIL

 

ARCHIVES SALON

 

Novembre-Décembre 2020

 

 

Invitée : Patricia Laranco

 

À ciel ouvert.

 

Extraits d’un recueil inédit,

avec une présentation de Dana Shishmanian

et des dessins et photos de l’auteure

 

(*)

 

Le Circuit. Dessin : bic à 4 couleurs sur papier à petits carreaux

(13 septembre 2013)

 

VERRIERE

La lumière est métallique

un quai trop long

tremble et larmoie

la verrière est frappée par

des résonnances d'entrechocs.

Les bruits sont martelés cuivrés.

Les piliers de fonte sont nets

mais les perspectives se noient

dans un chaos qui brasse les

matités les ébullitions

il ne faut pas aller très loin

pour que les lignes les contours

ressemblent à la craie pilée.

Trop de géométries trop de

garde à vous trop de croisements

entre les axes verticaux

et ceux qui suivent l'horizon.

La ferraille a le pas martial

sous le grand triangle aveuglant

sphères et arceaux

se font discrets

court une aura lilas

mourante...

 

SOUS LA PAUPIÈRE DU JOUR

Viscères de l’obscurité

où l’ovoïde instant

inscrit

ses vomissures de varech

ses tignasses de lichen blanc

 

Les étoiles ont planté leurs yeux

passe-muraille

et ont percé

l’écorce épuisée de la vie

Et puis

le recommencement

sous la paupière du jour

l’oblique fuite du matin

tant de grandes larves alignées !

Tant de coups d’ailes dispersés

sur la ligne brisée du vent

dans l’axe équinoxial – chemin

de malentendu de chimère !

La patience chtonienne attend

borborygmes bitumineux

failles qui font le grand écart

rots qui crachent

l’apoplexie.

La liberté

l’hybridité

de ton regard hagard s’ébrouent

et dans ton sourire scorie

tes dents d’aspect pyramidal

mordent la clarté de la chair

ou bien la chair de la clarté

également écartelées

 

VOICI

Les entrebâillements obscurs

surveillent les soleils trompeurs…

voici le pays où l’on meurt

face aux meutes denses et pointues

de losanges incandescents

aboyeurs de souffle et de braise.

Voici l’ovule calciné

d’où le tonnerre renaitra

pour se remettre en quête de

l’errance des rêves vomis.

Voici

la grève décharnée

où il pleut

des faucons de fer,

où otages d’un temps fractal

nous baignons dans l’étau abstrait

des formes en leur premier état

 

Les masques

ne tomberont point ;

ils sont accrochés au plafond

par triples ou octuples bouquets

regardant les points cardinaux ;

ils pendent ainsi que des raisins

en grappes en groupes attentifs

ils trainent des lambeaux

de peau

sanglants à leur face cachée ;

de temps en temps tels d’anciens

dieux bannis, ils expectorent

l’ombre

 

La laitance du firmament

sème d’impossibles futurs

où des lunes à peau jaunie

promettent la fécondité

aux chiens efflanqués fils du sol

qui les attendent gueule ouverte

Ne me demandez pas pourquoi

les mots,

se nourrissant de chair

offrent couleur et relief

et même duvet qu’on caresse !

Ne me demandez pas non plus

s’il y a quelque raison au fait

que la solitude ait l’aspect

d’une fillette un peu perdue

pour qui tous les lieux

sont étroits

patinés par

la chair-de-poule…

C’est la cruauté du

poème…

 

APNÉE

En apnée

l’ange est sage,

l’oiseau se débat

seul

l’air

éclate en sanglots

la paupière des loups

cille.

En apnée

mon épaule de caresse

se redresse

En apnée

s’éparpillent

des chemins noirs de sang

En apnée

la chair molle du champignon

s’affaisse

En apnée

l’hirondelle

vole à la pluie

un œil,

un œil de gelée mauve,

elle en fera un œuf

que l’enfant

palpera

En apnée

l’enfant se balance sur ses pieds

dans l’espoir que l’anse des corbeaux se résorbe

la pluie frotte son corps mou de morille spongieuse

contre la dextérité de l’enfant-têtard

elle suce et phagocyte le temps présent

pour recueillir les fourmillements de sa marche

elle s’orne de squames proliférateurs

abandonnés au cœur

de sa dérive ultime

En apnée l’enfant voit

la chaussée de géants

se hérisser sous lui,

pousser

ses cheminées.

Pour toute réponse, l’enfant tête aux seins de marbre clair

de la pluie-lune.

 

BLEUS

Bleu

de mer

Abysses

de bleu.

 

Mouvement bleu

des profondeurs

 

Bleu nuit

des essaims de poissons

qui pulsent leur oblicité,

qui contractent et déploient

leurs corps

amas de pointillés grouillants.

 

Bleu nuit

des grands bancs de poissons

bifurquant d’un seul coup dans leur

poche d’indescriptible bleu

de cobalt utérin, violent.

 

Bleu

de mer, vagues violentées

dos bleus entre geysers

d’embruns

souple nage des lames bleues

qui ressemblent à veines de roc

et qui piquent soudain du nez

dans le lait gris, lourd

de l’écume.

 

Bleu

de mer

sous le bleu de ciel

l’un presque noir

l’autre laiteux

l’un serein, pâle,

l’autre obscur

tout de fractures échevelées,

tout d’ocelles et grincements

deux bleus qui pourtant

se chevauchent.

 

Le monstre (dessin, 2013)

 

GEOMETRIE

Géométrie

claque du bec

arpente les sillons du soir

comme une pute sur trottoir

dedans la bave des néons.

 

Géométrie

trace des liens,

institue des séparations,

des lignes pures et glacées

de distance, d'espace aigu.

 

À y bien regarder, voilà

qu'en fait, tout est géométrie,

volonté

d'ordonner, de fuir,

d'organiser les angles durs.

 

Et la géométrie nous broie

dans ses mandibules de fer,

ses métronomes obsédants ;

je la vois, qui aiguise ses

épées, qui peaufine ses rails

il faut toujours en passer par

l'espace entre, qui tisse sa

savante toile d'araignée

concentrique rachis du monde.

 

CORPS-SOLITUDE

Le corps est solitude, il est

dedans son enceinte de peau.

Ni répit ni rémission dans son isolement îlien.

Il a beau se remémorer l’âge où il était contenu

dans une niche de chaleur et d’eau où il fusionnait avec un autre corps plus grand qui peu à peu le construisait,

le faisait surgir du Rien dans une pénombre d’étang,

il sait ce qu’il est devenu :

monade que l’espace vêt,

nomade passager transi,

glacé par la vague du temps,

forteresse de nostalgie dont les chairs lentement

rancissent,

demeure trop longtemps fermée défendue par des volets clos

où s’accumulent les odeurs de confinement, faisandées,

avant-coureuses du pourrir.

 

SANS TITRE

Que pouvons-nous contre le manque, ce grand creux

comme inscrit en travers

de la chair

du présent,

implicite muet, souvent

inaperçu

mais sous-jacent tel un

filigrane secret,

une fantomatique symétrie

du monde ?

 

L’ESPRIT

Serein, comme les plaines innervées de soleil,

comme les coteaux qui inclinent les saisons,

comme les espaces

arrondis en leur sommeil

 

comme l’extase fruitée

de trop d’étendue

 

c’est ainsi que l’esprit

aspirerait à être.

 

LIBERTÉ

La lumière immobile, stable, à perte de vue.

Les coteaux, inamovibles, les coteaux pareils à de grosse mamelles gonflée et

dorées par la lumière, ou alors à d’énormes sphinges repues de bien-être, de plénitude.

Les coteaux, qui cernaient la vallée, rassurants et rêveurs, qui bornaient fermement le paysage.

L’air : la brise chaude, blonde, qui se balançait.

L’air : le plus souvent figé, enlacé au soleil.

L’air et le soleil, semblables à deux bêtes endormies.

La torpeur presque minérale de ces longues heures creuses, plates.

L’espace, qui respirait, pulsait au ralenti.

Avant de s’échapper vers sa propre ouverture.

L’espace, plumeux, recourbé vers sa propre fuite.

L’espace, tout occupé à miroiter, à faire miroiter son élan. Tout occupé à se lancer vers lui-même, à se répandre.

C’était lui qui me fascinait. L’espace. Circulaire. Linéaire.

Il s’évadait, avec une souplesse de serpent nageur, avec une aisance qui avait l’art de relier, d’unifier le monde.

Des heures durant, je regardais l’espace se ruer dans l’espace ; je le regardais enjamber magistralement les distances, et voler à sa propre guise, fort de son ubiquité souveraine.

Quelquefois, il venait chatouiller, titiller mon bout de nez de très jeune fille.

C’était lui, le maître d’œuvre de toute l’harmonie de la vallée.

Et j’exultai. Sur le béton de la terrasse où le soleil se plaquait.

Entre les prés herbeux, ventrus, qui entretenaient leur rumeur de silence.

Toute cette obstination à divorcer du temps me déstabilisait. Je la vivais comme un carcan, mais, dans la même mesure, comme le vertige de la liberté même.

 

©Patricia Laranco

 

Buisson ardent (photo, 2014)

 

(*)

Cela fait cinq bonnes années que nous avons conçu ensemble ce projet de volume, Patricia Laranco et moi-même, en admiratrice inconditionnelle de son écriture ; projet qui, en dépit des démarches entreprises auprès de quelques éditeurs de poésie, ne s’est pas encore concrétisé. Depuis, elle a posté sur FaceBook de nombreux poèmes qui pourraient faire l’objet d’autres recueils. Celui-ci, qu’on avait convenu d’intituler À ciel ouvert, est en tout cas resté inédit, et Patricia m’a gentiment autorisé à en reproduire des extraits à ma guise pour ce groupage exceptionnel dans notre Salon de fin d’année 2020. Je l’en remercie du fond du cœur. Peut-être ce geste servira-t-il à mettre plus de lumière sur une œuvre qui me semble tout à fait remarquable, voire majeure, dans le paysage poétique contemporain.

Pour Patricia Laranco, la poésie, c’est une aventure existentielle, un saut périlleux dans le vide.

« C’est un peu comme se jeter hors de son corps,

oui… comme d’accomplir, au dehors, le grand saut,

le plongeon qui vous arrache au balcon frileux,

oui, c’est cela : cracher un mot de poésie »

dit-elle dans son recueil Lointitude (La Jointée Editeur, 2009).

Les poèmes regroupés dans ce recueil confirment cette démarche, tout en lui ajoutant une teinte d’expérimentation langagière qui ne fait que mieux ressortir les enjeux de l’expérience intérieure. Il s’agit d’un élargissement de la perspective de l’être que la poétesse vit en toute lucidité, comme une destinée apocalyptique dont il faut s’accommoder, puisqu’elle s’objective en tant qu’évidence cosmologique : l’effet de cette confrontation est terrible et en même temps tonifiant, comme si, dans toute cette inévitable extinction de la chair, de la vie, de l’existence, on devrait tant bien que mal déchiffrer la révélation d’un « Sisyphe heureux », par le dépouillement même de toute illusion :

Ainsi se déroulera le long, l'ingrat voyage de la chair. Peu à peu consumée par le feu de sa propre solitude. Peu à peu dépouillée de ses fragiles réservoirs de sève, de chaleur, de survie.

D'un point à un autre. De la mare matricielle jusqu'aux sables des dunes sans limites, déshydratées.

De l'enveloppement fusionnel nutritif, clos, bien délimité jusqu'à la béance du cosmos, largement ouverte et sans mesure.

Entre temps, elle se sera accrochée à quelques éclairs d'illusion : l'amour, le lien, la chaleur des autres. L'impression – toujours passagère – que sa vie pouvait, avec la leur, se confondre.

Alors, la chair « devra, au passage, apprendre à se tenir chaud à elle-même. Toute seule » (Le voyage de la chair).

C’est une poésie âpre, sévère, exigeante, dont ne manquent pourtant pas l’humour, la tendresse, l’attention au menu fretin – car dans la béance cosmique chaque être, du fait même de sa périssabilité impitoyable, est unique et précieux en soi et pour soi, dans son absolue solitude.

Au fil de l’aventure que représente ce recueil on va donc rencontrer des vents houleux, des lumières tamisées, des pénombres reptiliennes, des espaces oniriques, des visions anamorphiques réfractant la géométrie du réel, des carrefours urbains palpitant tels des dragons, des sensations à fleur de peau, des écorchures, des buissons ardents, des brèches, des dieux écartelés, des cœurs de silence soyeux où l’esprit exacerbé du poète se niche en total dénudement…

Et en fin de compte, comme dans une boucle qui se ferme en paradoxe – car le point de rencontre de ses courbes est à l’infini – on retrouvera une île-source qui est aussi une cible aussi immédiate qu’indéfinie, métaphore phare qui nous donne une clé supplémentaire pour la compréhension de cette destinée poétique d’exception :

À distance de tout.

Une divorcée des continents. (…)

Simple grain. Sur l’énorme mer. (…)

Coquille de noix.

D’où tout part. Et où tout revient. (…)

Happée par l’océan.

Et régurgitée par lui. (…)

À qui je dois mes mots.

Et ma quête désespérée.

Et ma recherche écartelée. Dans toutes les directions.

Une île. À qui je dois l’amour

que j’ai

pour toute part du monde. 

(Racines, poème dédié au poète mauricien Edward Maunick).

Cet amour, sans complaisance, est avant tout celui de la vérité, aussi rude soit-elle.

Entrer dans la poésie de Patricia Laranco est à ce prix. On ne le regrette jamais, on en sort renouvelé et ébloui, car beauté et vérité coexistent rarement, et la poésie ressort toujours plus forte, plus resplendissante de cette géométrie des paradoxes qui se tend entre Esprit et Liberté.

 

©Dana Shishmanian (en guise de postface)

 

Patricia Laranco est bien connue de nos lecteurs. Nous renvoyons avant tout, en guise de présentation, aux confessions littéraires qu’elle a faites dans notre revue même, à la rubrique « Gueule des mots » de janvier 2012, avec renvoi à une notice biobibliographique.

Rappelons ici ses principales présences dans Francopolis : aux salons de lecture d’octobre 2011 et d’octobre 2014, à la sélection d’auteurs d’octobre 2014, dans les coups de cœur des membres (octobre 2012janvier 2013novembre 2013janvier 2016décembre 2016, janvier-février 2019). J’aimerais rappeler tout particulièrement un texte d’elle dans le petit groupage « Trois regards sur le monde », à la rubrique « Gueule des mots » de décembre 2016, aux côtés de François Minod et du regretté CeeJay : Le Monde, ainsi qu’à la même rubrique, Amma en mars-avril 2018.

Enfin, j’aimerais aussi évoquer ses nouvelles, où elle déploie une écriture toute particulière, entre fantastique, métaphysique et psychologique, mais toujours avec une précision, d’un extrême réalisme, de l’observation, comme sous le microscope, et de l’expression, comme ciselée dans un travail d’orfèvrerie : Paranormal en novembre 2011, Léna - Partie 1 (février 2012), Léna - Partie 2 et Fin (mars 2012), Changer de tête en juin 2016, Les corbeaux (1ère partie) et Les corbeaux (2ème partie), en janvier et février2017, Doutes, en novembre 2017, Fuite, en mars-avril 2019.

Voici également d’autres liens pour lire des textes d’elle sur la toile : la revue Le chasseur abstrait, pour des poèmes et notes de lecture, la même revue, pour des nouvelles et autres textes, le site Posiemusiketc, le site Poètes du monde, etc. Prière de lire aussi, dans Terre à ciel, la chronique A bout de souffle que j’ai dédié à son recueil Lointitude en 2012.

Une belle anthologie de son œuvre a été publiée par Jean-Luc Maxence au Nouvel Athanor en 2015 : Patricia Laranco - Portrait, bibliographie, anthologie (100 p., 15 €).

Elle tient son blog littéraire depuis de nombreuses années (Patrimages, de 2008 à 2013, Larencore, depuis 2013) – que j’ai eu plaisir à présenter à la rubrique Fracosemailles de juin 2014 – et publie très souvent sur FaceBook (une sélection de ses textes plus récents sera proposée à nos lecteurs à une prochaine occasion).

D.S.

 

 

Salon de lecture :
Patricia Laranco

Recherche Dana Shishmanian

 

Francopolis, novembre-décembre 2020

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer