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Puis-je comparer ces retrouvailles
en imaginant que le haïku serait comme l'enfant vivant en toi qui
te prendrait par la main et qui te montrerait le monde de merveille
en étonnement, avec un regard lavé de ses clichés
?
Oui, l'art du haïku a une forte parenté avec l'enfance.
Pas seulement l'enfance chronologique, limitée aux premières
années de vie, mais aussi et surtout, l'enfance intérieure,
cet état d'ouverture et de porosité originelles, cette
cascade d'éternelle jouvence qui irrigue les sous-sols de notre
vie — même si nous n'y faisons pas attention.
J'anime, depuis quelques années, des ateliers sur le haïku
dans des écoles réputées "difficiles"
et je suis à chaque fois surpris par l'incroyable fraîcheur
poétique du regard des enfants. Bien sûr, cette fraîcheur
est parfois entravée par des peurs, des fermetures, des conditionnements.
Comme chez les adultes, il faut parfois creuser en profondeur pour faire
jaillir l'eau vive de la poésie. Mais, derrière chaque
visage d'enfant, on sent cette eau libre qui frémit, qui frissonne.
À titre d'exemple, je citerai ce poème de Paloma, une
petite fille de CE2, jusqu'ici en situation de semi-échec scolaire
:
Allongée sur ma
pelouse
J'entends les oiseaux chanter
Je fais un aller sans retour
Voilà le chant d'une enfant qui sait que la vie ne se résume
pas à accumuler des connaissances, capitaliser du savoir. Ce
chant nous invite, sans plus attendre, à larguer les amarres,
ouvrir toutes les cages, accepter de se perdre… pour mieux se
retrouver.
Si l'on enseignait l'art du haïku
à chaque enfant, deviendrait-il un adulte autre ?
J'aimerais le croire. J'aimerais croire que la simplicité et la
fulgurance du haïku ont le pouvoir de rayonner sur toute une vie,
et même au-delà…
Écoutons Fanélie (une élève de CE2) :
Ils se battent
pour du beurre
Un papillon essaie
De les séparer
Cette délicatesse, cette perception fine et subtile, on rêverait
qu'elles se prolongent à l'âge adulte. Il y aurait peut-être
moins de guerres de part le monde…
On rêverait que les mots puissent délivrer l'homme de tous
ses maux. Mais, la poésie, et c'est là sa force, n'agit
pas de façon mécanique. Ses effets sont toujours imprévisibles,
non reproductibles. On ne devient pas automatiquement "autre"
au contact d'un poème. Tout dépend de l'intensité
du contact. Tout dépend de notre degré d'engagement dans
la rencontre. Notre cuirasse peut littéralement fondre sous l'action
secrète du feu poétique ou seulement être effleurée
par l'une de ses étincelles. Dans ce domaine, rien n'est joué
d'avance…
Une chose est sûre, cependant : si des graines de poésie
authentique ont été semées dans le cœur d'un
enfant, il en naîtra toujours quelque chose, même si cela
demande des années et des années pour se frayer un chemin
vers la surface et éclore…
Parfois, la métamorphose est rapide. Au cours de mes ateliers
dans les écoles, j'ai pu assister à de véritables
éclosions instantanées. Ainsi, un petit garçon
chétif, qui jusque là subissait passivement son surnom
de "nain de jardin", a soudain eu le courage de déployer
ses ailes. À la manière d'un chamane amérindien,
il s'est rebaptisé "Plume d'Aigle" et s'est trouvé
traversé par une inspiration pleine d'élan et de force,
où l'immensité de la nature tenait une grande place. Écoutons-le
:
Sous l'orage
Chantons, dansons
La danse de l'éclair
Un autre garçon, qui déclarait n'aimer que les jeux de
"baston", s'est révélé être en
fait une vraie boule de sensibilité. Voici la devise qu'il
a composée pour se dévoiler :
« Ours griffeur,
griffe tout, sauf les cœurs. »
Nous naissons tous avec un potentiel quasi-infini de germination. Ce
qui fait la différence une fois parvenu à l'âge
adulte, c'est la manière dont ce potentiel aura été
accueilli, préservé, fertilisé tout au long de
l'enfance.
« Si seulement les êtres humains pouvaient être
plus respectueux envers leur fécondité… »
constatait déjà Rilke.
Découvrir le haïku une
fois adulte peut-il nous réconcilier avec l'enfant qu'on a été
? Cette découverte peut-elle faire renaître l'enfant perdu
ou prisonnier en nous, lui redonner des graines et le libérer
pour réconcilier une harmonie entre enfant-adulte ?
Oui, le haïku est un tremplin idéal pour "retomber
en enfance". À travers lui, nous pouvons nous réconcilier
avec notre enfant intérieur : cet état d'éternel
commencement, cette dilatation extrême de la sensorialité,
cette fraîcheur et cette souplesse de l'être qui autorisent
toutes les rencontres…
Une des portes qui ouvre sur cette toute-disponibilité de l'enfance,
c'est le silence. Les puissances du silence. Une façon d'habiter
le monde sans immédiatement le tordre, le plier, l'enfermer dans
les petites prisons de notre "moi jacasseur".
Quand je me penche sur mon passé, je m'aperçois que j'ai
très peu de souvenirs d'enfance, si ce n'est cette sensation
diffuse d'être assis, en paix, sans un mot, sans une pensée,
en totale communion avec un champ de coquelicots, un papillon posé
sur la pointe d'une ortie, le corps infiniment fluctuant de l'océan…
Ce silence-là n'était pas pour moi une fuite, un renoncement,
mais un véritable bain de liberté où j'aimais m'enfoncer,
me plonger, corps et âme…
Nuages
de toutes tailles
Insectes de toutes tailles
Solitude
Ce haïku (extrait d'un de mes livres, Le rire des lucioles) renvoie
à cette sensation de solitude qui a parcouru toute mon enfance,
une solitude vécue non pas comme un isolement, mais comme un
élargissement infini, une plongée en apnée dans
les eaux sans fond du silence.
Le silence a quelque chose à voir avec l'enfance extrême,
c'est-à-dire la naissance. N'oublions pas que le petit d'homme
naît totalement dénudé, privé de vêtement
et de mot. Il est alors au maximum de son écoute, de son ouverture.
Après, peu à peu, cette oreille finit par se refermer,
se rétrécir, et c'est souvent avec des oreilles à
moitié ouvertes ou au trois-quart fermées que nous plongeons,
une fois devenu adulte, dans les eaux du silence. Cela explique la pauvreté
du silence des soi-disant grandes personnes, un silence rempli de gêne,
de rabâchages, de pensées étriquées…

Suite : Le silence
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