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Suite... « Le son du silence est
la seule instruction que tu recevras » : dans un de tes livres
d'artiste, tu cites cette pensée de Jack Kerouac. Peux-tu
me raconter la naissance des Essentiels de Kerouac et
ta rencontre avec cet auteur ? Le petit ver
Ce que j'aime chez Kerouac, c'est qu'il n'y a pas chez lui de frontière
nette entre le trivial et le sacré. Le saisissement de l'éveil
peut nous visiter n'importe où, il ne se limite pas aux
seuls murs d'un temple Zen. Le monde est proprement ahurissant,
en tout lieu, en tout temps — dans une simple chaise, un misérable
insecte ou de banales boîtes de mayonnaise ! Claque des doigts
Nous sommes loin des artifices de la vie moderne, ses constructions
futiles et éphémères, ses frustrations. Kerouac
tente ici d'approcher l'évidence première d'une Nature
se déployant dans toute sa fulgurante spontanéité.
Le son du silence Ce haïku sonne comme un aphorisme taoiste ou un kôan Zen.
Nous sommes tout proche de Bashô et le son de sa cloche tournoyant
dans la brume de l'aube… « Quelque chose que tu ressens trouveras sa propre forme.» « Pas de temps pour la poésie mais exactement pour ce qui est. » « Écris à partir du substantiel œil du milieu, nageant dans mer de langue » « Crois au saint contour de la vie. » Pour moi, il ne s'agit pas là seulement de conseils "techniques"
destinés aux écrivains, ce sont aussi de fulgurantes
"leçons de vie", des exercices de "sainteté" et d'étonnement
à portée de tous… Noir l'oiseau, Ici, Kerouac est fidèle aux grands maîtres du haïku japonais. Il n'a pas peur de jongler avec les contraires, les contradictions. Il montre tout, en ne désignant rien. Il nous projette dans l'extraordinaire tout en plantant ses racines dans la vie la plus ordinaire. Il dit le mystère des choses tout en le taisant. ![]() "Dire le mystère des choses tout en le taisant" n'est pas si simple. Comment parvenir à cette simplicité ? Où prend-elle sa source ? Le haïku peut-il être perçu comme une traversée du miroir ? A ton avis, que ferait Alice devant cette forme étrange et simple qu'est le haïku ? Je pense qu'Alice serait parfaitement à l'aise dans ce royaume
si paradoxal qu'est le haïku. Bien sûr, Lewis Carroll
explore surtout dans ses livres les angoisses de la petite enfance,
l'inversion des codes et des conventions, l'irrationnalité
contenue dans toute logique poussée à l'extrême…
On retrouve toutefois chez Alice comme dans le haïku cette
même poésie crépusculaire de la perte d'identité,
ce même regard décapant qui transgresse la beauté
douceureuse, sagement polissée, pour nous plonger au fond
du puits de la beauté rude, déroutante, insaisissable… Je regardais mon reflet
dans la rivière
Toute contemplation conduit à une traversée. Une traversée
de l'écorce illusoire et miroitante du monde. Une traversée
des couches superficielles de notre identité et de notre
conscience. Et c'est cette traversée-même qui est
l'essence de toute poésie véritable. « La poésie est, disons, un éclair nocturne Tanikawa ne parle pas ici spécifiquement du haïku, et
pourtant, à travers ses mots, un peu du mystère de
cette forme poétique se dévoile : « Je ne cherche rien de particulier ; mais seulement à déformer la réalité juste assez pour que s'entrouvre en elle une légère fissure. » Je me sens globalement proche de cette démarche poétique. Toutefois, une question centrale demeure. Doit-on distordre, déformer la réalité pour ouvrir des brèches (ce que fait Lewis Carroll) ? Ou "simplement" dépouiller notre regard de tout ce qui l'obstrue pour mieux accéder à l'Ouvert ? Peux-tu parler de l'Ouvert (concept de Rilke) ? Est-ce, pour toi "dire le mystère des choses tout en les taisant" ? ou "vivre le mystère des choses" ? Il y a là en effet une nuance importante. Pour bien "dire",
il faut bien "vivre". Et pour bien "vivre", il faut
savoir se désengluer de la toile d'araignée des mots usés,
échapper au carcan des conceptions toutes faites. Le premier
travail de tout apprenti-poète est, me semble-t-il, de désactiver
en lui le perroquet mécanique, cet oiseau à ressort
qui n'arrête pas de répéter encore et toujours
les mêmes images préconçues… Vache (extrait du Rire des lucioles) L'Ouvert n'est pas à confondre avec le magnifique, le sublime,
le divin… L'Ouvert va au-delà du beau et du laid, du sensé
et de l'insensé, du trivial et du sacré, du banal
et de l'extraordinaire… Aux yeux de l'Ouvert, l'extraordinaire
peut devenir tout à coup banal et le banal devenir tout
à coup extraordinaire. C'est difficile à expliquer
ou à cerner. L'Ouvert n'est pas un camp, une position qu'il
suffirait d'occuper pour être "sauvé". L'Ouvert, par
définition, n'est pas une chose, un objet de discours. L'Ouvert
est toujours ce qui s'échappe, ce qui nous échappe,
ce qui trace en nous des échappées. L'Ouvert est
un état qui ne se satisfait d'aucun état. Un appui
sans le moindre point d'appui. Une fin et un commencement conjugués.
Tout cela est à la fois un "haut mystère" et une
expérience de vie bien concrète, au ras du ras du
sol. « Sois — et sache également la condition du non-être, l'infini fondement de ta profonde vibration intérieure… » Ce fondement n'est pas celui des concepts, des constructions de l'esprit.
C'est quelque chose de plus immédiat et de plus caché.
Cela passe par la simplicité, le dépouillement, l'abandon
de tous nos orgueils (sans oublier l'orgueil de prétendre
"faire de la poésie"). Premier rêve de
l'année (extrait du Rire des lucioles) Peut-on faire ricocher les notions d'Ouvert (civilisation occidentale) et de vide (civilisation orientale) ? Oui, le vide et l'Ouvert sont deux versants d'une même montagne. Ils parlent de la même béance. De la même plénitude. Ils témoignent que quelque chose en nous et dans le monde résistera toujours à toute appropriation, à toute manipulation. Dans cette approche, le monde matériel n'est plus perçu comme une superposition de briques figées, mais plutôt comme une danse, un jeu de résonances en cascade, un entrelacement subtil d'ondes et de vibrations. Au milieu du champ Ces mots limpides de Bashô parlent de l'Ouvert, ce vaste espace
vacant au cœur duquel se déploie le chant de toute la création… « Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres, et c'est leur vide qui la rend habitable. » On pourrait dire également que le haïku est fait de mots,
mais c'est grâce à ses non-dits, grâce à
ses manques et ses vides qu'il peut être habité et
faire sens. Ta découverte de la civilisation orientale est-elle née en même temps que ta découverte du haïku ou étais-tu déjà familier avec cette culture ? C'est le haïku qui est venu le premier, ouvrant une brèche
dans le vernis de ma culture d'occidental. Il y avait bien eu auparavant
quelques films (Kurosawa, Mizoguchi, Ozu…), quelques livres lus
ici ou là, mais rien de décisif. C'est vraiment
le haïku qui a servi de détonateur. Après, par
vagues successives, tout le Japon s'est mis à déferler
en moi : les dessins animés de Miyazaki, les contes de Miyazawa,
le goût silencieux du thé vert, l'esprit du Zen,
les romans de Kawabata ou d'Haruki Murakami, l'art souple et foudroyant
de la calligraphie… La pulsation secrète d'un caillou
, Le raz-de-marée ne s'est pas arrêté à
la seule culture japonaise. Très vite, ont suivi la poésie
chinoise (Li Po, Han Shan…), le shintoïsme, le bouddhisme,
et même les rives plus proches du Moyen-Orient… Naître (extrait du Rire des lucioles)
(*) Mis à part les haïkus, les citations des poètes japonais contemporains sont tous extraits du numéro 100 de la revue PO&SIE, éditions Belin, 2002.
http://pages.infinit.net/haiku/ http://www.big.or.jp/~loupe/mu15/Cazals.shtml LE VIDE DANS LE CERCLE DE LA CORDE À SAUTERPour écrire à Thierry Cazals ou commander ses deux recueils : Le rire des lucioles (Opale éditions) "Le petit cul tout blanc du lièvre" Thierry Cazals courriel : opaledition@o-oo.com |
Créé le 1 mars 2002
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